C’est le type même du faux titre qui séduit pour faire passer un exposé ennuyeux : profitez-en.
Saviez-vous qu’en raison de ses doigts malhabiles et de sa légendaire distraction, Copernic était incapable de faire son nœud de cravate ? Non, bien sûr, vous l’ignoriez, mais à l’évidence, cela suffit à établir l’authenticité de son génie scientifique, puisque ce détail en fait vraiment un professeur Tournesol de son époque : vous savez tout, maintenant…
Rassurez-vous : je ne le savais pas non plus, j’ignore même si l’on portait des cravates en son temps, et pour tout dire, je m’en fous : il importe d'aller à la source pour le connaître vraiment, en lisant ses textes traduits ou des présentations savantes de ses découvertes et son itinéraire.
Je voulais seulement, par cette plaisanterie stupide, attirer l’attention, en la pratiquant, sur la mode actuelle de la spectacularisation de ce qui n’est pas spectaculaire pour accrocher un « public » jugé incapable d’être attentif à l’information qui simplement informe. Et qui a besoin par exemple, pour connaître et apprécier à juste titre une œuvre musicale, qu’on plaque sur sa production un scénario romanesque sans rapport avec sa qualité spécifiquement musicale. Si j’avais titré « Musique et scénario », j’aurais ennuyé comme d’habitude ; mais avec cette annonce, La cravate de Copernic, je suscite peut-être votre intérêt. « Ah, tiens, Copernic portait une cravate dont il savait à peine faire le nœud ? », ou encore : « T’as lu le dernier Songeur sur la cravate de Copernic ? »
Redevenons sérieux, et abordons le thème ardu et problématique de ce jeudi :
Il m’arrive souvent, je le confesse, de me laisser capter, sur Internet, par les parutions du site estampillé YouTube. Qu’il s’agisse de débats, et plus souvent d’interprétations artistiques, j’aime à écouter/voir diverses productions qui me séduisent, ou me dérangent, ou parfois les deux à la fois.
C’est ainsi que je n’ai pas résisté, dernièrement, à l’écoute de la sublime Sérénade de Schubert, dans la transcription pour piano de Franz Liszt, par l’excellent pianiste Beka Lagadze, vêtu sans apprêt et à peine rasé, qui jouait semble-t-il dans son salon.
Ma première surprise fut de découvrir d’emblée la simplicité d’une interprétation prometteuse, à la fois sensible et retenue, donc maîtrisée. Pas de trémolo intempestif surajouté : la musique porte en elle-même son lyrisme, ses ferveurs ou sa nostalgie.
La seconde surprise, immédiate, fut d’apercevoir en arrière plan, le visage triste et beau d’une femme, surimprimé ou en filigrane, comme si cette vision allait devoir inspirer l’interprète au jeu si mesuré.
Cependant, tandis que le chant musical m’agréait, les suites du visuel qui l’accompagnaient ne tardèrent pas, malgré leur séduction apparente, à me faire déchanter. Cependant que j’entendais la mélodie poignante de l’incomplétude amoureuse qu’exprime Schubert, j’assistais à une idylle d’amour passionné entre une jeune femme et son amant, indécise dans son scénario mais précise dans ses phases ponctuelles (valse, jeu de mains qui se cherchent et s’entrelacent, non sans se mêler aux doigts du pianiste en un subtil fondu-enchaîné, baisers, abandons de l’étreinte, ébats classiques, éveil du couple adultérin dans la blancheur d’un lit faussement nuptial, puis ruptures, deuils, solitude de l’aimée trompée par un séducteur volage, fin tragique de l’idylle passionnelle, etc.). Ces clichés plaqués sur le jeu du pianiste lui conféraient un sens et des connotations qui faussaient la tonalité propre au lied de Schubert1, et cette perception me dérangeait. Il y avait de la contrefaçon dans l’air, puisqu’on tendait à nous faire croire, en nous séduisant par les « beautés » de l’image, que la partition jouée sur Youtube2 traduisait ce qu’en fait, ce scénario trahissait. Et de fait, j’ai vite découvert que cette profusion du visuel (cette imagerie d’un imaginaire peut-être réussi, mais autre que celui du lied) était empruntée à l’une des dernières versions, bien au goût du jour, de l’Anna Karenina de Tolstoï3.
Il va de soi qu’on peut accuser de purisme le fait de dénoncer cette falsification. Après tout, une sérénade est toujours un appel à l’amour, et la rêverie sentimentale prépare et vise l’accomplissement du désir amoureux, même si on y saute les étapes... L’important est que l’auditeur prenne plaisir à ce qu’il voit et entend, dira-t-on, même s’il s’imagine à tort que l’œuvre musicale est porteuse de la beauté formelle de ce scénario fantasmé ?
Je demeure néanmoins réticent devant cette tromperie bien intentionnée : l’authenticité du sens, inhérente à la dimension propre de la joie musicale, prime à mes yeux la loi d’un plaisir facile obtenu par une association mensongère.
Musique et scénario : leur correspondance n’a rien d’une évidence, quand bien même on nous accoutume à la croire naturelle.
On ne médite jamais assez la réflexion de Pascal sur les liens entre coutume et nature : « La force de la coutume est si grande qu’elle supplante non seulement la raison, mais la nature. […] La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand’peur que cette nature ne soit qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. » (Pensées 92/93)
Et en effet, dans la production audio-visuelle de nos médias, la multiplicité des scénarios accompagnés de musique (fussent-ils des documentaires) ou de musiques scénarisées (des compositeurs ayant pour métier d’en fournir pour contribuer à la dramatisation des scènes ou à la caractérisation de personnages par des thèmes musicaux quasi signalétiques) est considérable.
Cette pratique sociale généralisée laisse penser qu’elle est dans la nature, et donc légitime. Toute association plus ou moins arbitraire semble permise entre les deux réalités, la musicale et la narrative (ou littéraire). Si l’on considère l’extraordinaire variété de la cinématographie devenue incapable de se passer du son, on peut affirmer que telle mélodie lancinante, tel thème bien rythmé, peuvent toujours être virtuellement associés sans « jurer » à des scénarios de tous ordres (notamment policiers). Ce n’est qu’une fois leur alliance audio-visuelle opérée que les deux composantes de l’œuvre globale produite nous paraissent naturellement indissociables. Exactement comme on peut voir des êtres humains extrêmement différents former des couples fusionnels…
Cependant, si l’on prend distance de cette impression, on doit mettre en cause son « évidence » apparente, sa pseudo naturalité. Tout n’est pas « réussi » dans l’association d’une composition musicale à une production « littéraire » que je nomme scénario (poésie lyrique, chanson, prière, oratorios, drames, synopsis plus ou moins romanesques, tout ce que met en scène la pensée humaine, théâtre, chant, opéra, cinéma). D’autant que, dans une civilisation donnée (la nôtre ou d’autres, selon les siècles et les pays) tout dépend également des codes musicaux peu à peu établis, historiquement, selon les pays, les siècles et les langues pratiquées. Là où les uns croiront percevoir une correspondance naturelle, d’autres percevront d’horribles disharmonies.
Au point où nous voilà, il faut remettre tout à plat, diviser pour régner, et examiner la nature expressive de chacune de nos deux composantes artistiques, la musicale et la « verbale», pour mieux repenser la problématique de leur association. Sachant qu’avant même de les allier, il faut noter qu’elles sont chacune déjà en elle-même une forme de langage composite car : 1/ il n’y a pas de pratique musicale sans intention d’exprimer, sans « vouloir dire ». 2/Il n’est pas de parole signifiante qui ne soit elle-même déjà inflexion musicale.
1/ Eh oui, très banalement, la musique, basiquement, aussi rudimentaire soit-elle, est langage : elle n’est pas seulement production sonore, elle est l’art de combiner les sons, et ceci à partir d’une intentionnalité, comme le montre l’usage primitif du tam-tam annonçant l’arrivée de l’ennemi aux frontières ou du bébé dans la case. Tout rythme, tout thème est signifiant, ou vite codé comme tel par l’être humain. Dès qu’on se propose d’agencer des sons, cet agencement ne se fait pas sans une certaine idée de l’impression qu’on veut faire, ce qu’on veut dire à celui qui l’écoutera, bref, un « scénario » (une amorce d’expression littéraire). Sur les partitions, d’ailleurs, le compositeur mentionne ici ou là des notations codées de son « discours » musical et de son « tempo » (allegretto, andante, con fuoco, etc). De son côté, l’auditeur potentiel, en attente ou non, dès qu’il existe, n’est pas non plus sans idée préconçue (personnelle ou suggérée) concernant ce que cette production sonore humaine va lui signifier naturellement ou culturellement, selon ce qu’il sait des intentions du compositeur, de l’instrument employé pour lui jouer une partition, selon son titre, ou son interprète, etc. Ce dernier lui-même a peut-être son « scénario » en tête orientant son interprétation, comme l’auditeur projettera le sien, en attente ou en cours d’écoute (et en fonction de ses souvenirs, sa culture, ses mythes personnels, etc.) Prétendre même composer ou faire entendre de la musique pure en tant que telle, c'est-à-dire épurée de tout scénario supposé intempestif et d’un autre ordre, ce serait encore pré-juger de la perception-réception que l’on voudrait en imposer, en choisissant alors de ne la saisir que désincarnée, telle une essence platonicienne. Il n’y a pas d’absence de sens, et c’est encore signifier que de refuser un sens. Aussi bien, ce qu’on doit alors souhaiter, ce n’est pas le refus d’un « scénario », mais la correspondance, la justesse de notre saisie interprétative par rapport à l’objet d’art qu’il est proposé à notre écoute.
2/ La langue de son côté, orale par nature, est musique. User de la parole, c’est jouer de l’instrument dont dispose tout être humain : sa voix. La littérature, d’abord orale, scandée, chantée, ou devenue littéraire (poésie, morceau d’éloquence plus ou moins vibrant, récitatif, etc.) offre des productions plus ou moins raffinées d’ensembles sonores signifiants. D’une part, dans une langue, le simple jaillissement descriptif de mots désignant les choses leur associe des sons, au point de vouloir les reproduire par l’harmonie imitative ou les onomatopées (cas où l’on reproduit par exemple l’éclat d’une arme à feu, « Pan ! », ou le cri de l’interlocuteur qui rend compte de l’impact de la balle, « Ouïe ! » ou « aïe » selon la réaction du sujet parlant4…). Et, d’autre part, toute émission de parole se fait inflexion de la voix, ce souffle particulier à chacun lui suffisant parfois à dire son état d’âme ou son âme même (avant tout énoncé du sens), comme le suggère Verlaine en évoquant « l’inflexion chère des voix qui se sont tues »… De sorte que l’inflexion d’une voix suffit souvent à traduire ou trahir l’être d’une personne, bien davantage que l’énoncé par lequel elle se manifestera explicitement.
Ces quelques remarques, dont le développement mériterait des livres, prouvent qu’il n’y a rien d’hérétique à mixer parole et musique, puisque ces deux arts sont déjà mixtes par nature. Simplement, il faut éviter le « n’importe quoi », garder la mesure et poser des bornes à leurs libres associations, soit que leur mixage répète et intensifie le vouloir dire (redondance de l’expression), soit que l’un nécessite l’autre pour traduire la complexité d’un message (effet de complément). Diverses situations peuvent ainsi être évoquées dans la réalité.
Un premier cas est celui où l’auteur d’un texte (paroles ou scénario) est lui-même compositeur des musiques correspondantes (son vouloir dire lui inspirant les deux en même temps). Cette correspondance assurant sciemment l’unité de la création est le fondement même du genre lyrique.
Lorsque J. Brel compose Ne me quitte pas, texte et mélodie lui venant en même temps au fil des couplets, la puissance suggestive de la chanson, due à son unité interne, frisera la perfection ; elle l’atteindra même si l’orchestrateur ajoute sa touche à la finition de l’œuvre (ce fut l’apport de son pianiste Gérard Jouannest).
Même correspondance idéale lorsque Berlioz écrit le scénario qui structure sa Symphonie fantastique : celle-ci incarne si précisément les épisodes de son sujet (les divers états d’âme que vit ou rêve un artiste de son temps) que le compositeur, avant l’exécution du concert, distribuait aux auditeurs le texte du récit pour qu’ils apprécient au mieux les épisodes que sa création musicale dramatisait. En tant que conteur du récit qu’il allait « mettre en musique » Berlioz se qualifiait sciemment de mélo-logue… Aussi est-il considéré comme l’initiateur de la « musique à programme » qu’illustreront ses contemporains ou successeurs, Liszt par exemple avec ce poème symphonique intitulé Les Préludes, ou Wagner inventant les « leit motive » porteurs de l’identité de ses héros ou caractérisant par des thèmes-types les péripéties relatées dans ses drames.
Cela dit, bien avant ce procédé (largement repris par les musiques de films), les musiciens classiques signifiaient déjà, en les nommant, des œuvres illustrant diverses thématiques, notamment religieuses. Un Requiem est tout un programme funèbre à la fois scénique et affectif. Un Gloria de même. Et les œuvres profanes elles-mêmes illustraient déjà des scénarios convenus, comme l’évocation par Vivaldi des Quatre saisons. On était bien dans la quête d’une concordance Scénario-Musique.
De telles réussites se rencontrent aussi lorsqu’une parenté se crée entre un musicien et un poète qui œuvrent précisément « de concert ». Mais les ratages (cas de discordances, ou de redondance sans intérêt de ce que croit apporter un artiste à l’autre) existent aussi : tous les « Prévert » n’ont pas la chance d’être mis en mélodies par un Joseph Kosma (1905-1989).
Personnellement, par exemple, je suis rarement convaincu par les prestations des Fauré ou autres Debussy qui semblent unanimement célébrés pour avoir mis en musique certains poèmes de Verlaine (« Le ciel est par-dessus le toit », ou « Clair de lune »). Peut-être appréciables en soi ou même sublimement chantées, leurs mélodies m’apparaissent sans lien réel avec les inflexions propres du poète (j’allais dire : sa musique !) C’est du « plaqué or », mais du plaqué quand même. La poésie de Verlaine porte assez en elle-même sa propre musique pour qu’il soit vain de lui en surajouter d’autres. Cependant, un Léo Ferré sans prétention a bien senti qu’il faut non « projeter sur », mais vraiment « se laisser inspirer par » les inflexions du poète, dont il faut déceler et déployer les harmonies virtuelles, ces ondulations de l’âme qu’il insuffle à ses mots. Comme Léo Ferré sait épouser et animer les étranges métamorphoses et modulations oniriques du Rêve familier ! Comme il a su offrir à la « Chanson bien douce » la mélodie que le poète rêvait de faire entendre à sa bien-aimée ! Mais ces petits miracles sont rares, et force est de constater que l’ami Léo se casse un peu les dents sur les poèmes de Baudelaire, sans doute trop denses et trop construits pour qu’il soit pertinent d’espérer les parachever en les faisant sur-signifier.
À l’inverse, il est de nombreuses limites au désir de « faire parler » des œuvres musicales : elles sont si riches d’émotions ou de puissance expressive multidimensionnelle que la volonté de les transposer en vers5 ou en prose, même rythmée, ou en « humaine pensée » explicitant ce que met en scène le compositeur, conduit à schématiser « l’argument » de ce dernier, ou à en réduire les effets moteurs à des automatismes que répertorient les solfèges ; car il y a quelque chose de mystérieux qui dépasse toute explication des littérateurs dans le transport spirituel qu’opère l’art d’agencer les sons…
Cela dit, il est grand temps que, respectant moi-même la mesure que je prône, j’arrête ici ces développements, si incomplets soient-ils. Résumons-nous :
Accorder les deux arts, faire que se correspondent leurs effets entraîne toujours de possibles discordances au sein de l’ensemble qui en résulte, dues à ce qu’on dénature toujours la spécificité de l’un en privilégiant l’autre qu’on préfère secrètement. Plus que jamais, l’humilité s’impose, le respect de l’œuvre préexistante, et cette retenue de la main que maîtrisent tous les praticiens du labeur manuel, eux qui savent que le moindre coup de canif peut défigurer la plus parfaite des statues.
Le Songeur (14-07-2022)
1 Le compositeur met en musique le texte d’un poète allemand qui implore la bien aimée de le rendre heureux. La tonalité, romantique, est bien plus celle de la rêverie amoureuse que du désir passionnel.
2 Voir https://www.youtube.com/watch?v=-wP64LlZEDY
3 Film de Joe Wright, avec l’actrice Keira Kneightley, sorti en 2012.
4 Les onomatopées ne sont d’ailleurs que des approximations, comme le montre leur différence d’une langue à l’autre pour désigner un même bruit. Dans un de ses sketches, Guy Bedos campe un dessinateur furieux de ce que son scénariste ait qualifié de « Vroum » le glissement d’une fermeture-éclair : « Une fermeture –éclair, ça ne fait pas Vroum, ça fait Zip ! » s’exclame-t-il dogmatiquement.
5 J’ai tenté de l’appliquer, en ne réussissant qu’à moitié, au prélude n°7 de Chopin (cf. Echos du temps qui passe, p64 et ma lecture : )
(Songe à ne pas oublier suivant (XXII) : « L’ENNUI DE LA PERFECTION » )
(Songe à ne pas oublier précédent (XX) : « AH, CE BON VIEUX MOT DOULOIR ! » )