C’est l’occasion de consoler ceux que l’on trouve parfois particulièrement chiants.
S’il y a quelque chose qui souvent à la fois me séduit et m’ennuie, dans la beauté artistique issue du génie humain, c’est la perfection qui sent l’académisme.
Les poètes dits « parnassiens », par exemple, m’éblouissent par leur versification admirable : le rythme des vers est d’une totale plénitude, fort de ses enjambements ou rejets calculés, leurs métaphores, si bien ciselées, sont resplendissantes, mais tout cet art me laisse froid. Suis-je imperméable par nature, inculte par paresse ? Je ne sais. À l’inverse, j’ai pu être bouleversé par trois vers d’une petite élève de sept ans, du nom d’Iris, qui saluait ainsi le départ pour une autre école de sa maîtresse « Inès ». En voici la version :
Inès que j’aime,
Toi qui t’en vas
Tu me manqueras
Si, de façon similaire, je puis être époustouflé par la technique pianistique d’un jeune professionnel « made in Japan » (ou China), dont pourtant l’exécution m’indiffère, je ne résiste pas au charme si prenant d’un pianiste amateur qui hésite sur une mesure, frôle la faute note et rectifie aussitôt, puis entre enfin en phase avec la mélodie qu’il vient de comprendre… L’émotion de la musique me surprend alors, comme si elle naissait de ses tâtonnements.
Des dessins inspirés d’enfants me touchent davantage que les croûtes parfaites de peintres renommés. Des vers inégaux, voire faciles, de Prévert ou de Brel transportent mon imaginaire et suffisent à mon vertige, tandis que de grands morceaux de bravoure en alexandrins triomphants me font bâiller dès lors que leurs sonorités calculées tentent d’en mettre « plein la vue » à mes oreilles…
Je ne veux pas, ce disant, faire l’éloge de l’à-peu-près, ou du n’importe quoi, de poètes talentueux qui se vanteraient de n’avoir pas « travaillé » leur texte. Je sais trop combien le grand art naît de la difficulté vaincue. Mais j’ai du mal à supporter les interprètes dont la prestation me crie : « Voyez comme j’ai vaincu cette difficulté unanimement reconnue », ou encore, « Veuillez apprécier à quel point ma lenteur étudiée est expressive ». Je n’aime que la beauté qui semble couler de source. Avec ce rien d’irrégularité de toute source qui trace son chemin naturel en jouant de l’aspérité même de ses rives.
Je n’aime pas davantage les poètes qui, se prenant pour poètes, proscrivent « le sens », pourtant nécessaire à l’émotion, ou les compositeurs savants qui méprisent la mélodie en tant que telle, qui pour moi reste le jaillissement indispensable à toute « création » musicale dont j’attends un enchantement. Je rappellerais volontiers ce que je crois avoir lu concernant ce monument qu’est l’Appassionata de Beethoven, d’une extrême difficulté technique : une « fausse note dans l’interprétation, c’est insignifiant ; mais le manque de passion, c’est rédhibitoire ». Arrau comme Richter ont pu risquer des fautes au fil de leurs exécutions magistrales (mais qui donc est capable de bien les percevoir ?) mais celles-ci n’en furent pas moins bouleversantes.
Il est vrai que la « perfection » poétique, dans notre tradition séculaire, se manifeste souvent dans l’emploi de l’alexandrin, au rythme marqué et soutenu, mais qui devient lassant et monotone à la longue. Ce n’est pas l’alexandrin en tant que tel qui ennuie. L’alexandrin est un moule fécond, mais comme tous les moules, s’il est bourré, « forcé », trop mécaniquement employé, avec cette forte tendance au remplissage qui caractérise les poètes en mal d’inspiration, il plombe ce qu’il exprime : la lourdeur du signifiant ne faisant alors que trahir la minceur du signifié.
À l’inverse, lorsque son déroulé ne vise que la simplicité, lorsque le « bonheur » de sa concision sert la pertinence de sa vision, il fait triompher cet idéal esthétique qui joint la hauteur à la retenue, et que cultivent les classiques sous le nom de sublime. Autant la perfection m’ennuie, autant le sublime transporte, chaque fois que l’économie du signifiant fait ressortir la richesse du signifié.
Dans cette perspective, bien manié, l’alexandrin peut tout exprimer.
- La limpidité sereine de l’innocence :
« Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur » (Racine, Phèdre, v.)
- La promptitude d’une action foudroyante :
« Grippeminaud, le bon apôtre
Jetant des deux côtés la griffe en même temps
Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre »
(La Fontaine, Le Chat, la Belette et le Petit lapin)
- Le mouvement de la tendresse :
« Un je ne sais quel charme encor vers vous m’emporte » (Corneille, Polyeucte)
- Toute une attitude de morale inhumaine :
« On se propose à tort cent préceptes divers
Pour vouloir d’un œil sec voir mourir ce qu’on aime »
(Molière, à M. La Mothe Le Vayer, sur la mort de son fils)
Ces exemples, parmi bien d’autres, me ravissent au point que
Transporté par ces vers d’une facture extrême,
J’avoue que j’eusse aimé être poète au Dix-Septième…
Bref, mieux vaut ne pas user de l’alexandrin que d’en manquer l’éclat ou la secrète mélodie.
C’est cela sans doute qui éveillait la méfiance de Verlaine à l’égard des poèmes d’une perfection martelée et sa préférence avouée pour une poésie légère et musicale : « De la musique avant toute chose, / Et pour cela préfère l’impair » (Art poétique).
Plutôt que de promouvoir des morceaux de bravoure aux « pieds » lourds et massifs comme des bottes, Verlaine recommande au poète de laisser s’éclore son vers « Sans rien en lui qui pèse ou qui pose ». Le poème doit surtout éviter de devenir « oratoire » (« Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! »), il doit même fuir la tyrannie de la rime, qui désire un peu trop se plaire à elle-même (« Ce bijou d'un sou qui sonne creux et faux sous la lime »).
À la consonance académique qui ennuie, on préférera donc la dissonance légère qui éveille. Musicalement, autant se contenter de simples assonances, dont les sonorités indécises laissent mieux planer l’âme. Les sanglots des violons émeuvent davantage que les trompettes martiales trop scandées. La bonne poésie est celle qui privilégie la retenue plutôt que l’effet, et simplement fait rêver, en toute discrétion. Choisir l’impair, mot qui signifie aussi maladresse, est sans doute pour Verlaine l’art de l’imperfection harmonieuse.
Peut-être rejoint-il là Boileau lui-même, théoricien des vers d’autant plus « vrais » qu’ils demeurent d’une facture académique, mais qui ne s’est pas privé pour autant de faire l’éloge du désordre établi de certains poèmes inspirés, en osant dire (à propos de l’Ode) : « Un beau désordre est un effet de l’art » Il n’y a pas de création sans liberté créatrice, fût-ce celle de se jouer des lois auxquelles on se soumet…
Le Songeur (21-07-2022)
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