AFBH-Éditions de Beaugies 
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Extrait


    -1-


Un long coup de sifflet, par trois fois répété, a déchiré ma nuit, mes rêves, ma paix. Je l'entends encore qui résonne dans les profondeurs du manoir endormi. Je n'ai pas osé ouvrir les yeux. Je me sentais arraché à moi-même. "Quelle heure peut-il être ?" ai-je pensé à l'intention de ma femme, sans parvenir à murmurer ma question. Et cependant, je m'étonnais qu'elle ne me répondît pas. Elle a parfois le sommeil profond.

Ai-je fait l'effort de remuer ? Impossible de l'affirmer. Il m'a semblé, bizarrement, que mon lit s'était rapetissé. Je m'y trouvais engoncé dans une chape de draps raides, aussi peu capable d'émerger de la nuit que de replonger dans le sommeil. L'air, au dehors, devait être glacial. Le silence soudain avait le même caractère fatal que le coup de sifflet qui m'avait bouleversé.

J'ai attendu, dans la stupeur. J'ai cru percevoir l'écho d'une marche lointaine dans un corridor. Peu à peu, j'ai reconnu dans l'atmosphère une odeur ancienne de linge blanchi et de bois ciré. J'ai pensé alors que je n'étais pas à l'hôpital, à la suite de quelque accident. Mais à l'évidence, je ne m'éveillais pas non plus dans la tendre tiédeur du lit conjugal. L'idée m'est venue que je ne pouvais rien à ce qui allait se passer.

Sur le palier de l'étage, un pas lourd s'est fait entendre. Ce pas, ce bruit de pas sur le parquet grinçant... cette fois, j'ai cru rêver : c'était le pas du Supérieur !

Aussitôt, la lumière a jailli, forçant mes paupières closes. J’ai pris conscience, brutalement, que j'avais les yeux grands ouverts, sans avoir eu la sensation de les ouvrir. Le spectacle était hallucinant. À quelques pas de moi, au seuil du dortoir, se tenait l'Abbé Vigouroux, de toute la hauteur de sa stature noire, comme aux heures les plus sinistres de ma vie en pension. Ses lunettes scrutatrices, ainsi que deux petits phares, renvoyaient la clarté des ampoules. Tout était blanchâtre à l'entour : la rangée des lits, les armoires métalliques, les grands murs au plâtre humide, les fenêtres givrées. L'illumination subite du décor avait plongé toute chose dans un silence intemporel.

J’ai voulu brouiller ma propre vision, chasser de mon esprit cette scène irréelle d'une masse noire dressée dans l’atmosphère cotonneuse ; mais la réalité demeurait d'une implacable précision à laquelle, cloué dans mon lit de fer, je ne pouvais échapper.

Cependant, des grincements, des rumeurs, des bâillements commençaient à se faire entendre. Partagé entre le refus d'affronter une situation tant de fois vécue dans ma jeunesse et une sorte de curiosité détachée pour la suite des événements, j'ai résolu d’attendre, sans bouger. Une réflexion, je crois, m'a traversé : « Que vont penser mes enfants de tout cela lorsque, dans un petit moment, je le leur raconterai ? »

C'est alors que l’Abbé, jetant un regard circulaire qui me parut s'appesantir sur moi, dit d’une voix vibrante :
  - Benedicamus Domino !
  - Deo gratias ! ont balbutié mes lèvres malgré moi, en se joignant au murmure collectif.


    -2-


Un à un, à moitié endormis, les pensionnaires accomplissaient les rites du lever. Un programme inchangé dont la rigueur me pétrifiait : ouvrir grand le lit, ôter la veste de pyjama, prendre la trousse de toilette dans l'armoire métallique, aller se frictionner torse nu dans la salle voisine, où l'eau froide coulait des rangées de robinets dans les cuves d'aluminium. Mes "camarades" évoluaient comme des automates, sous l’œil invisible du Supérieur qui achevait au loin la tournée des chambres. Je les reconnaissais, sans vraiment les reconnaître, bien que leurs silhouettes disciplinées me fussent familières. Allaient-ils se rendre compte de ma présence, me considérer comme réellement là ? Ou bien n'étais-je qu'un regard imperceptible à leurs yeux ?


[à suivre…]