AFBH-Éditions de Beaugies 
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Humanisme et littérature engagée


Traditionnellement, on qualifie de « littérature engagée » les œuvres ou simples textes qui se mettent au service d’une cause sociale ou politique. Le thème de l’engagement de l’artiste, déjà présent chez certains Romantiques (pour qui le Poète a le devoir d’éclairer le Peuple), s’est développé surtout après la Seconde Guerre mondiale (cf. l’essai de J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?). Sartre abomine l’« art pour l’art » qui reste à distance des conflits de l’histoire et des maux de la société. L’écrivain doit s’engager, par son œuvre, dans un sens libérateur pour l’homme. S’il reste dans sa tour d’ivoire, il se rend complice des injustices ou des oppressions du monde. Il n’en reste pas moins engagé, qu’il le veuille ou non, mais alors dans une abstention coupable.

Des nuances ont été apportées à cet impératif louable. Plusieurs critiques soulignent que, pour un artiste, les formes d’art dont il use, l’originalité de son écriture, en modifiant la vision que le public peut avoir des choses de ce monde, sont déjà une façon de contribuer à sa transformation. Une fable bien ciselée peut avoir sur nos consciences plus d’effet qu’un pamphlet ravageur. Lorsque Vercors publie l’émouvant récit du Silence de la mer, il encourage les patriotes à refuser toute collaboration avec l’occupant nazi, avec autant d’efficacité, sinon plus, que par des articles de combat. Cervantès s’engage dans Don Quichotte au même titre que Bernanos dans Les Grands Cimetières sous la lune

Il y a ainsi plusieurs modes ou degrés d’engagement. Le pamphlet, l’écrit militant, l’éditorial de combat sont évidemment de la littérature engagée, sociale ou politique. De façon aussi claire, quoique moins brutale, la thèse philosophique, l’essai sur la condition humaine, la profession de foi (religieuse, esthétique, etc.) sont aussi des formes d’intervention proposées à la réflexion des lecteurs. Mais aussi, les œuvres que l’on croit « purement » littéraires (qui ne semblent viser qu’à émouvoir, consoler, distraire, ravir ou faire trembler, faire rire ou faire rêver, etc.) sont elles-mêmes porteuses de significations et d’effets, de préjugés sociaux (bons ou mauvais), bref d’une vision (partielle/partiale) du monde, dont les auteurs n’ont pas toujours pleinement conscience. Dès qu’on parle des hommes aux hommes, on touche à l’homme. Rien n’est neutre ! L’écrivain qui publie de simples « exercices de style » s’engage lui aussi : il démystifie à nos yeux les artifices du langage, comme il peut nous inciter à en faire usage pour mystifier autrui. Rien n’est neutre ! L’auteur, qui se soucie de ce qu’il veut dire, doit aussi prendre garde à ce qu’il dit sans le vouloir. Quant à ceux qui sont assez connus pour pouvoir s’exprimer en public, ils peuvent aussi se voir reprocher leurs silences en face des drames de leur époque. Qui ne dit mot consent, dit le proverbe…

De l’écriture à la publication

Écrire est un premier acte. Publier va au delà. Puisque le fait d’écrire nous engage, oser publier des livres ne se justifie que dans la mesure où ceux-ci contribuent à accroître la conscience et la liberté d’autrui. On ne devrait prendre la parole qu’au service des hommes, au nom de l’Homme. Pas nécessairement en produisant de la littérature de « bons sentiments ». Le fouet de la satire exhorte souvent les foules à se montrer enfin humaines. Et même, certains auteurs apparemment pessimistes ne semblent désespérer de l’homme que pour secouer les hommes. Ils croient encore leurs sentences salutaires…

Cela dit, mieux vaut avoir une pleine conscience de ce que l’on fait. Sans doute est-il humain, surtout pour un auteur jeune, de vouloir faire reconnaître son génie, témoigner de sa vie et de sa « différence », communiquer ses émotions personnelles. Mais si brûlant soit le désir de s’exprimer (ce que chacun peut faire pour soi-même et pour ses proches), il n’est pas innocent de passer à l’acte de publier, de se faire « auteur » (se conférant ainsi « l’autorité de l’écriture »), bref d’intervenir dans la vie d’autrui. Ne suis-je pas bien présomptueux, voire inutile et nocif, d’oser influencer les consciences ? Ce que j’écris est-il… nécessaire ? juste ? insignifiant ? bénéfique ? divertissant ? accablant ? ennuyeux ? aliénant ?

Publier, c’est toujours se prendre plus ou moins pour le prophète, ce qui vaut bien que l’on remue sept fois sa plume dans l’encrier, avant de graver des mots dans des livres ! Le désir de « paraître » (éditorialement) n’a vraiment de sens que si ce que l’on dit de soi touche aussi les autres (« Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition », Montaigne). À travers le prisme de « ma » vision des choses, je dois transmettre la vaste part d’humanité –venue de partout– qui m’a constitué. Un écrivain doit se vivre comme un sismographe humain : sa vocation est de se faire l’écho (critique ou poétique) de ce que sentent ou pressentent ses contemporains… en toute modestie ! Il ne peut croire en lui-même, en ce qui sort de sa plume, qu’en fonction de « l’humanité » foncière qui traverse son « message ». Il lui faut « croire en soi », certes, mais sans « se prendre pour ».

Personnellement, j’ai pratiqué tant bien que mal les diverses formes d’engagement évoquées ci-dessus. D’abord, dans mes textes plus ou moins journalistiques : tribunes du journal Combat, articles dans Esprit, Le Monde, Le Monde diplomatique, La Décroissance ; mais aussi dans mes livres didactiques (cf. la devise de mon Dictionnaire portatif du bachelier : « Connaître les mots pour comprendre le monde »). Bien entendu, je m’engage dans les essais critiques où je dénonce les roueries des discours dominants (cf. « Les médias pensent comme moi ! ») ; mais également dans mes textes narratifs, comme les fables de L’Arbre migrateur ou les histoires « dissidentes » qui constituent mon dernier recueil, Youm, le cheval qui lisait avec ses narines.

Mais aussi, quand je m’adonne au genre très littéraire nommé « nouvelles », sur fond d’imaginaire et d’humour, j’ai conscience de demeurer aux prises avec l’irréelle réalité du monde qui m’entoure, comme tout un chacun. J’invite le lecteur à se distancier de ce théâtre permanent, à rire de la confusion contemporaine entre le Réel et l’événementiel. Je m’engage donc en cultivant (sciemment) le thème de « la vie est un songe », qui n’est certes pas nouveau : la vie nous apparaît bien souvent comme « un rêve à dormir debout » dont il faut s’éveiller. Ce faisant, je m’inscris dans la tradition de l’Humanisme le plus classique, et je m’en trouve très bien… C’est parce que cet humanisme de fond préside, en moi, à tout ce que j’ai écrit, que j’ai voulu le mettre en exergue de l’AFBH dont l’objet est de préserver mes possibilités d’édition.

L’humanisme est-il « dépassé » ?

Cette référence à l’Humanisme ne va pas de soi. De bons esprits estiment devoir rejeter ce terme en raison des contrefaçons qu’il a subies. Contrefaçon de l’« humanisme bourgeois », couvrant hypocritement l’exploitation des prolétaires. Contrefaçon de l’« humanisme prométhéen », né en Occident, qui promeut une domination sans frein de l’espèce humaine sur la planète Terre, de façon si démesurée qu’elle en devient suicidaire. Contrefaçon du « transhumanisme », courant actuel qui, en quête d’un « nouvel Homo » plus pur ou plus performant que l’ancien, nous appelle à « muter » définitivement en usant des moyens illimités que nous ouvrent les biotechnologies. Mais cette folle exaltation d’un « transhomme » biotonique et quasi parfait implique, malheureusement, le mépris foncier et l’élimination à plus ou moins brève échéance de l’homme tel qu’il est. Un partisan de cette « mutagenèse » n’appelle-t-il pas à « liquider le concept de dignité humaine » ?

Toutes ces déviations de l’humanisme débouchent sur des conduites inhumaines. C’est précisément pour cela qu’il importe de ne pas leur abandonner le mot qu’elles ont perverti. Quant une sagesse est faussée, ce n’est pas son principe que l’on doit mettre en cause, mais ceux qui le transgressent.

Le véritable humanisme

L’humanisme authentique se fonde à la fois sur :

1/Une reconnaissance fondamentale de la valeur de l’être humain, non pas seulement comme simple bipède évolué, parmi d’autres espèces auxquelles il se sent « supérieur » ; mais comme un être de conscience, en devenir constant, qui a la capacité de se construire en relation avec les autres, qui est « culture » autant que « nature », et dont justement la nature est de se donner une culture que l’on appelle « civilisation ».

2/ Un appel à une incessante « humanisation de l’homme », qui part de la reconnaissance des données précédentes, et invite chacun au bon « dépassement de soi ». Un appel à un accomplissement personnel et collectif de notre potentiel humain. Une volonté de faire émerger de façon continue et multiple le génie humain, sa grandeur et sa dignité, sa capacité illimitée de faire le bien et de vivre les valeurs de justice, liberté, fraternité.

Ces deux éléments (à la fois ce que nous sommes et ce que nous sommes appelés à être) se conjuguent et se modèrent l’un par l’autre. Il ne peut y avoir appel à une plus grande humanité de l’homme (qu’elle soit « laïque » ou « religieuse » ou « athée ») sans discernement préalable de sa qualité d’être humain, telle qu’elle réside en chaque « porteur de l’humaine condition ». Et réciproquement, l’appel à l’émancipation de tous, la volonté de « construire l’homme » (individuel et collectif) échouent s’ils méconnaissent les limites de l’homme concret et conduisent à « forcer » sa nature (par idéalisme « Qui veut faire l’ange fait la bête » ou par prométhéisme – édification totalitaire d’un « homme nouveau »).

Cet humanisme est une foi de base, une convention entre humains, qui doit être consciente d’elle-même. Curieusement, ceux-là mêmes qui mettent en cause "l'humanisme" entendent souvent favoriser l'émancipation humaine, ce qui implique qu'ils "croient" en l'homme sans oser le dire (dans son être comme dans son libre devenir). Ils auraient bien tort de nier ce qui fait d’eux des hommes !

Ainsi, que l'Humanisme parte d'une "foi" en l'homme de nature spirituelle (cf. Pascal: « L'homme passe infiniment l'homme ») ou d'un accord conventionnel établi par la vaste collectivité des humains pour vivre entre eux pacifiquement sur la planète Terre (ce qui donnera les fameux "droits et devoirs de l'homme et du citoyen"), il demeure le seul "garde-fou" sur lequel on puisse se fonder pour valider nos actions comme nos textes. Quand bien même on est conduit à faire le procès des conduites humaines, au risque de démobiliser les bonnes volontés, il ne faut pas renier cet acte de foi basique. C’est pourquoi je m’en tiens souvent à ce que j’ai écrit un jour : « Il faut croire en l'homme malgré l'homme ».

Dans notre civilisation occidentale, cet humanisme se fonde sur les deux axiomes qui nous semblent venir de la nuit des temps : Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger (Térence) et « Aime ton prochain comme toi-même » (le Christ). Mais les autres civilisations ont souvent édicté les postulats d’une sagesse identique (cf. la « compassion » bouddhiste). L’humanisme fait ainsi partie du patrimoine spirituel que l’Humanité se forge et se transmet à elle-même. Il est son Sens. D’où l’importance, dans quelque civilisation que ce soit, de tout ce qui perpétue cette sagesse. Ce n’est pas un hasard si le mot « Humanitas », à l’époque classique, désignait la culture que les éducateurs avaient à transmettre...

F.B.H