Comme souvent, il m’arrive de ne pas trop savoir comment introduire le « Songe » dont j’ai désiré vous faire part, entre plusieurs possibilités.
Ma première idée était de certifier qu’il existe dans nos vies des minutes si précieuses, touchant au sublime, qu’elles valent la peine qu’on perde des heures et des heures à en préparer la venue, ou plus précisément, qu’on y consacre toute une part de notre Temps qui file, pour devenir capable d’en accueillir la divine surprise.
Mon autre entrée en matière, que je choisis donc, est de répéter banalement ce que chacun sait : que l’une des plus grandes joies, dans l’expérience de l’amitié (ou a fortiori de l’amour), consiste à éprouver ensemble une forme d’admiration si haute pour un sujet donné (un homme, une action, une œuvre) qu’elle nous élève, pendant de courts instants, bien au-dessus de notre condition humaine parfois si pauvre au quotidien.
C’est ce qui vient de se passer pour moi il y a deux ou trois semaines…
Retrouvant un ami avec lequel je n’avais pas dialogué depuis environ quarante ans, nous avons pour ainsi dire poursuivi une conversation entamée, je crois, un soir de 1978 où nous évoquions le « programme commun de la gauche » avec ses espérances et ses périls… peu de temps donc avant de devenir membres, chacun à notre façon, de la cohorte des « déçus » du « socialisme », lequel n’avait pas jamais été réellement mis en œuvre par ce président que des journalistes ont cru pouvoir, à l’époque, surnommer « Dieu ».
Cette récente rencontre fut d’abord l’occasion, parlant des hommes, de convenir de notre admiration pour Jean-Pierre Chevènement, avant d’en venir à la question qui nous avait habités l’un et l’autre, notre foi en Dieu et le christianisme engagé qui nous avaient réunis alors, mais aussi, simultanément et sans le savoir, la perte de cette même « illusion motrice » qui nous animait à HEC où nous étions.
Quel étrange point commun dans nos itinéraires ! L’abandon d’un catholicisme dogmatique avait pris chez lui la forme d’un délitement lent, de même qu’il s’était effrité en moi, brutalement, en une douloureuse « dé-conversion ». Ainsi, son accès tranquille à l’agnosticisme s’était opéré en parallèle à mon propre retour à une foi basique, lointaine et opposée aux « croyances » officielles de l’Église…
En même temps, ce qui avait nourri nos ferveurs spirituelles anciennes avait aussi cédé la place, au fil des saisons et des heures, à des joies esthétiques, j’oserais même dire « célestes » si je m’en rapporte à nos admirations musicales. Et comme il m’annonçait qu’il aimait par-dessus tout la musique de Jean-Sébastien Bach, je lui appris que j’en avais joué quelques partitions*, non sans lui citer l’aphorisme surprenant de Cioran : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est Dieu. »**.
Ainsi mieux que de nous reconnaître, nous faisions une nouvelle connaissance l’un de l’autre. Et, dans la logique de nos découvertes, nous avions aussi partagé un très vif intérêt pour l’interprète renommé (et discuté) de Bach que fut Glenn Gould. Ce qui fit qu’emporté par le sujet, je ne pouvais taire l’émotion plus particulière, et quasi divine à mes yeux, qu’était pour moi l’incroyable interprétation, par Glenn Gould, du Concerto n°5 de Beethoven que j’ai déjà évoquée ici il y a quelques mois. (Songe n°263)
Il s’y trouvait en effet cette minute sublime, la 17ème du premier mouvement, qui atteint ce sommet que les Anciens nommaient le Septième ciel, et où les chrétiens situent la résidence même de Dieu : in excelsis (« au plus haut des cieux »).
Je lui ai envoyé depuis les références précises de cette interprétation***.
J’aurais du mal à imaginer qu’il n’ait pas été transporté par ce moment sublime jailli des doigts d’un interprète extatique.
Il me semble même que le partage d’une admiration commune aussi intense, en un laps de quinze secondes, pourrait suffire à sceller une amitié ad aeternam…
La minute de l’amitié : heureux ceux qui peuvent dire qu’ils l’ont connue !
Le Songeur (10-02-2022)
* La Toccata en ré mineur, version piano, et le début de la Partita n°2, dite « Sinfonia ».
** Texte complet : « Sans Bach, la théologie serait dépourvue d’objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu. » (E. M. Cioran, Syllogismes de l’amertume, 1952).
*** https://www.youtube.com/watch?v=kpz_U8wHpa8 Rappelons que ce Concerto devait être joué en direct à la télévision en 1970 à Toronto par Arturo Benedetti Michelangeli qui fit défaut. Glenn Gould habitant Toronto fut alors appelé à le remplacer à l’improviste, d’où la spontanéité et la fraîcheur de son inspiration, qui me toucha tant.
(Jeudi du Songeur suivant (287) : « RIMES ÉTRANGES » )
(Jeudi du Songeur précédent (285) : « PAUVRE JOSEPH » )