Lorsqu’on examine ces trois vocables sous l’angle de l’intensité d’activité mentale, on pourrait placer le curseur sur une sorte d’échelle de Richter de l’attention cérébrale, où notre « présence d’esprit », serait évaluée comme on mesure l’activité sismique des circonvolutions de la croûte terrestre. Entre ces deux pôles que sont le sommeil et l’éveil, notre acuité mentale semble progresser par degrés selon notre état de conscience, selon qu’on dorme, somnole, rêvasse en s’éveillant, veille, songe vaguement à, réfléchit sur (en se concentrant), pense, analyse, invente.
Mais dans cet éventail, le terme « songe » est lui-même le plus nuancé, voire polysémique, puisqu’il a signifié d’abord l’activité propre au sommeil — le rêve nocturne— souvent relié à la pensée consciente (souvenirs, échos du réel, scénarios prémonitoires), et qu’il en est venu à désigner aussi une sorte de conscience relâchée restant plus ou moins attentive à tout ce qui nous « traverse l’esprit ».
« Songer » c’est autant laisser flotter sa conscience au gré des ses envies, pulsions, chimères, imaginations, que s’adonner à la contemplation des choses de l’esprit, voire envisager des projets plus ou moins réalistes dont on jauge la faisabilité. Le songe a quelque chose d’un sommeil éveillé, comme le sommeil peut sembler un long songe endormi. Étymologiquement comme biologiquement, le somnium engendre le songe, et le songe, interpellant la conscience, la conduit ipso facto à l’éveil. Le Songeur marche dans la vie comme un veilleur de nuit qui poursuivrait en plein jour des songes de dormeur éveillé. Et notamment lorsqu’il s’écrie, face au « réel » : « Est-ce que je rêve ? ». De sorte qu’à mes yeux le « vrai » songe n’est pas tant un concentré de rêve qu’un moteur d’éveil.
C’est en raison de cette variété de signifiés que j’ai choisi de me présenter comme « Songeur » en tant que signataire de ces chroniques, sachant que le sens plutôt passif du terme (les données du réel qui laissent « songeur »), cet étonnement devant toute chose comme si elle ne faisait que surgir, se prend vite pour son propre objet d’étude, et se mue en réflexion active sur ce qui le constitue.
Je songe alors sur mes songes, je mets au jour leur part de pensée sous-jacente, jusqu’à croire utile de faire partager cette petite lumière à mes interlocuteurs. Ce n’est plus du libre laisser aller mental, mais une tâche conviviale, et déjà littéraire : « J’écris ce que je songe pour donner à songer. »
Ainsi, ce n’est pas tout à fait une différence d’intensité mentale qui spécifierait le songe dans la trilogie sommeil/songe/éveil. Car la chose n’est pas une question de dose, et le critère est moins d’ordre quantitatif que qualitatif : c’est en tant que voie de connaissance particulière que le songe se distingue. J’ai d’ailleurs déjà tenté de circonscrire cette fonction propre dans ma chronique n°68, intitulée « Je songe, donc je sonde », reprise en conclusion de La Larme de Rubinstein.
J’y reviens aujourd’hui car un éclairage nouveau m’apparaît à la relecture de la pensée 793 de Pascal sur « Les Trois Ordres ». L’idée forte de Pascal, c’est qu’en face de la complexité du monde et des divers ordres qui le constituent, nous devons, pour connaître chacun, user de moyens de connaissance adaptés à sa nature propre.
Par exemple, à un premier niveau, pour bien appréhender les réalités que nous côtoyons et nous adapter à notre environnement immédiat, nous usons de nos cinq sens et de l’expérimentation quotidienne qu’ils en acquièrent : ce sont des voies primaires de la connaissance, celle du monde sensible (de ses apparences et consistances), et sans cette connaissance, nous ne saurions survivre.
À un second niveau, plus distant mais non moins réel, pour saisir et connaître la structure des réalités physiques et les lois de l’univers dans lequel nous sommes plongés, les sens ne suffisant pas, nous nous servons alors de notre Raison, fondement incontournable de l’approche scientifique. Ce second ordre de la Réalité du monde nécessite ainsi une seconde voie de connaissance, non plus sensible, mais intelligible, celle qu’établit la méthode cartésienne en quelque sorte.
Qu’en est-il alors de cet immense « troisième ordre » dans lequel nous baignons aussi, celui qui, dépassant constamment la nature matérielle des choses, régit la destinée humaine et interpelle notre « pensée » — cette conscience d’animal qui sait qu’il doit mourir (Malraux) — et nous étonne du mystère de tout ce qui se rapporte à la vie de l’esprit en nous et hors de nous, attestant l’existence d’une dimension « spirituelle » des choses de ce monde ?
Comment faire pour connaître et reconnaître cet ordre ? Par quelle voie trouver les réponses aux questions spécifiques qu’il recèle, et qui échappent spécifiquement aux deux voies précédentes (non sans s’y mêler).
Eh bien, dit Pascal, en croyant convaincu, cette saisie ne nous est possible que par une révélation du Créateur Lui-même qui a façonné cet ordre, en nous dotant d’un organe susceptible de la recevoir. Bref, Dieu seul donne le moyen de connaître Dieu. On ne peut penser cette troisième dimension, dit Pascal, que si l’on comprend qu’elle est précisément une surnature dans la Nature. Et ce qui permet cette connaissance, ce ne peut plus être la « raison » : c’est le « cœur », l’organe propre à éprouver la foi : le « cœur » est ce sens supérieur en nous qui joue à l’égard du troisième ordre le même rôle que jouaient les sens primaires à l’égard du premier : « C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi, Dieu sensible au cœur, non à la raison ». (cf. chronique 81 consacrée à Pascal)
Mais si telle est la conviction d’un croyant sincère, qu’en est-il pour les hommes de bonne volonté qui sont plus ou moins agnostiques ?
C’est à cela que je voulais en venir : cet étagement du Réel opéré par Pascal n’ayant rien perdu de son actualité, rien ne nous interdit de le transposer à notre quête d’aujourd’hui. Pour moi, c’est la fonction-songe qui est la faculté propice à explorer cette surnature omniprésente dans la Nature, au point de la saturer lorsqu’on la sonde, en ouvrant enfin les yeux sur cette dimension cachée…
Je songe, donc je sonde. La fonction-songe est la fonction d’éveil à la Sur-réalité de ce que nous vivons. C’est le Songe qui opère la saisie cognitive de ce qui échappe au « réalisme du « sens commun » aussi bien qu’aux prétentieux savoirs de la raison rationnelle, technique et instrumentale — celle-là même qui a « désenchanté le monde », nous a dépossédés de la Poésie des choses, et désappris de vivre les joies de la contemplation.
Pas étonnant que le Songe ait été dès l’Antiquité interprété comme message divin. S’il est vrai que Dieu, sans vergogne, « sonde les reins et les cœurs » des hommes, la fonction-sonde est la faculté symétrique que se donne l’être humain pour sonder, à son tour, les « reins et les cœurs » de notre supposé Créateur (son arbitraire, son goût du pouvoir, son favoritisme, son besoin d’Amour, etc.).
N’est-il pas symptomatique que mes propres « éveils » de songeur tournent si fréquemment autour de problématiques religieuses ou « spirituelles » ? Ne suis-je pas la proie de ces perceptions étranges de mon naturel songeur, qui semblent plutôt des « super-ceptions dont je ne reviens pas ?
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Petites variations complémentaires sur l’expérimentation du songe
Un songeur invétéré, c’est quelqu’un d’inadapté qui erre dans un marécage de ciels nuageux, et qui soudain, voyant les nuées s’écarter, découvre dans cette embrasure une voie qui mène au Septième Ciel, là où se déploie l’infini de Beauté de choses ignorées...
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J’aimerais bien me ressouvenir de mes longues rêveries d’enfant, qui faisaient dire à mon entourage que j’étais « dans la lune ». Il me semble que je baignais alors dans l’évidence d’un Dieu libre de toute nomination. Car nommer, c’est déjà méconnaître. Et la présence du Divin était si indistincte du giron naturel de mon enfance en pleine campagne qu’elle gagnait en intensité d’existence à n’être pas nommée : on la respirait, c’est tout. C’est cette immersion contemplative qui m’a par la suite rendu docile aux enseignements du catéchisme (même si j’en suis revenu). En un sens, j’ai « sondé » Dieu avant d’y « croire » : c’était l’un des éveils de ma fonction-songe…
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À la base de la pensée, le songe nourrit l’état de veille. Et donc de veille sur le monde.
Lorsque Camus, à la fin de l’Étranger, évoque la sérénité finale de son héros, il emploie une expression qui naît peut-être d’un jeu de mots subconscient : « la merveilleuse paix de cet été endormi ». J’y ai toujours entendu « Mère veilleuse ». Comme s’il fallait que des songeurs domestiquent les nuits pour que l’humanité vive en paix. J’ai particulièrement ressenti cela à l’hôpital. Certaines infirmières, celles qui ne sont pas du genre « dragon de service hospitalier », étaient comme des « mères veilleuses », qui passent et repassent en douceur comme des songes, attentives à déceler les menaces planant sur les patients.
Les songes sont des « veilleurs de nuit ».
Si bien qu’en s’adonnant à cette fonction, les songeurs semblent à leur insu prendre en charge le sommeil des autres, et domestiquer, pour les apaiser en les sur-veillant, les angoisses nocturnes qui troublent les humains.
Que tout songeur, homme ou femme, puisse se faire « mère veilleuse », c’est peut-être le remède à conseiller à ceux qui se plaignent d’un naturel insomniaque…
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Le Songe empathique peut certes s’avérer douloureux, en se chargeant sans le vouloir des maux planétaires qui affluent vers lui.
Mais aussi, par sa liberté de parcours dans la Surréalité du monde, l’esprit qui songe a la faculté d’accéder à des joies spirituelles ou « états de grâce » qui peuvent confiner à l’extase.
Je ne parle pas des expériences proprement religieuses (souvent objets de controverses), mais des simples émotions esthétiques que chacun peut être amené à vivre, et qui sont par exemple le sublime en littérature, le transport devant certaines toiles, ou surtout, en musique, le sentiment de vivre l’inouï en quelques secondes, l’ascension fulgurante de l’être dans les hauteurs du « septième ciel » (je n’ai pas d’autre terme). À chaque fois, l’état de songe se révèle extatique : à la fois figé dans l’intensité de la fascination et suprêmement éveillé, mû intérieurement, par les mouvements de l’âme qui l’animent…
Chacun doit en avoir fait l’expérience. Pour ma part, je mentionnerais les harmonies sublimes du second mouvement de la Symphonie inachevée de Schubert*, le « Largo » du Concerto pour deux violons de Bach** (interprété par David Oistrach et un Yehudi Menuhin lui-même extatique) ou encore, last but non least, la 17ème minute du concerto N°5 de Beethoven***, interprété par Glenn Gould à Toronto le 9-12-1970.
N’oubliez pas, toutefois que lorsqu’on a été saisi par un transport de songe extatique, on peut avoir du mal à en sortir : cela s’appelle précisément « tomber des nues » et nécessite une période de Retour au réel…
Le Veilleur (15-04-2021)
* Version d’André Cluytens, conduisant l’orchestre philarmonique de Berlin. Datant des années 1950, cet enregistrement sera réédité ensuite par Pathé Marconi (Collection Le Trianon). On peut l’entendre ici : https://www.deezer.com/fr/album/11235032
** https://youtu.be/snEhNPtYksw
*** https://www.youtube.com/watch?v=kpz_U8wHpa8 Le compositeur reprend en guise d’adieu le thème de sa première partie : Gould est en extase, et moi aussi !
(Jeudi du Songeur suivant (264) : « POURQUOI J’AI EU TORT DE CROIRE » )
(Jeudi du Songeur précédent (262) : « DES LETTRES ET QUELQUES CHIFFRES… » )