Quand j’ai la nostalgie du métier qui m’a rendu parfois utile, et souvent heureux, je me remémore ces cours porteurs où j’avais la chance de parler de Pascal, et en particulier de commenter la pensée n° 793, qui nous transporte d’emblée dans la lumière d’un monde, le nôtre, que structure ce qu’il nomme les Trois Ordres.
S’il m’est déjà arrivé le bonheur de reproduire ici, fictivement, l’un de mes cours auquel vous eussiez été curieux d’assister, eh bien,– bis repetita –, je ne résisterai pas, aujourd’hui, au plaisir de paraphraser librement ce que nous dit Pascal de la Nature du Réel pour nous révéler l’évidence saisissante de la Surnature, qui en fait partie tout en la dépassant.
À la base de la Réalité où nous sommes plongés se situe l’Ordre des Corps, ou « ordre de la chair » où nous ne pouvons spontanément que nous établir et mouvoir, car telle est notre condition existentielle. Réalité tangible, physique, qui nous constitue individuellement et socialement. Règne de la force des choses, de l’éclat des apparences, de la logique des puissances (sociales comme militaires) qui structure la grille des hiérarchies où se débattent nos libertés. Nature par essence abusive de toute pulsion de pouvoir : la « Chair » domine le monde comme elle tend à nous dominer nous-mêmes sous les termes de « passions », désirs, ambitions, convoitises ou concupiscence. Voyez l’empire de l’argent, les luttes de classes, voyez les « grandeurs » établies qui instituent et consacrent les inégalités sociales. Eh bien, dans leur ordre spécifique, ces « grandeurs charnelles » ont leur éclat, leur lustre, leur domination, leurs victoires. Voir et pouvoir sont les maîtres mots de ce premier ordre, comme le verbe savoir sera celui du second ordre.
Et dans ce premier ordre de réalités en effet, comme dans tout ordre, nous disposons d’une faculté qui nous permet de connaître ce qui est, c’est-à-dire de reconnaître et mesurer : ce sont nos yeux – entendons par là nos sens naturels (pour l’univers physique) et les perceptions bien tangibles du monde social où la destinée nous fait exister dès la naissance. La sublime pertinence de Pascal, son « coup de génie » si l’on veut, c’est de toujours associer à la spécificité de chaque ordre de réalités un mode de connaissance qui lui est approprié.
Puis, à la fois parallèle et similaire à cet ordre premier, homothétique en quelque sorte, mais situé infiniment plus haut, c’est alors au tour du second ordre de s’établir naturellement : l’ordre des esprits. Très concrètement, Pascal célèbre les « valeurs » de cet ordre en les qualifiant des mêmes termes que ceux qui consacraient les grandeurs charnelles, mais pris au sens métaphorique. C’est ainsi que « Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire, leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles […] Ils sont vus non des yeux, mais des esprits, c’est assez. »
Dans cette dimension, c’est un tout autre mode de perception qui s’impose à qui veut « connaître » : non plus une saisie s’opérant par les yeux, mais par la raison, par le savoir, par le regard de l’esprit, à l’aune duquel ne sont plus que poussières les « réalités » qui fondaient les hiérarchies mondaines de l’ordre de la chair. Chaque faculté ne valide et ne mesure rien de ce qui n’est pas sa dimension spécifique : tout le reste est néant. Les valeurs de chaque ordre vont ainsi annihiler absolument celles de l’ordre inférieur : Archimède a beau être « prince » en ce monde, cela n’authentifie nullement sa valeur inappréciable de savant, valeur que les yeux « des grands de chair » ne perçoivent pas : Archimède ne peut « éclater », c'est-à-dire n’être reconnu comme esprit supérieur que par les gens d’esprit qui appartiennent au même ordre que lui, et partagent la même aptitude à connaître.
Une fois solidement établis ces deux premiers ordres, chacun dans sa dimension propre et partielle du Réel, avec le mode de perception qui lui est assigné, Pascal s’emploie à nous dévoiler l’existence du Troisième (qu’ignorent ceux qui privilégient les deux premiers), toujours en le posant et superposant, métaphoriquement, comme à la fois similaire, mais aussi infiniment opposé aux deux premiers réunis : et c’est l’ordre de la Sagesse, (« qui est nulle sinon de Dieu »), nommé aussi ordre de la charité. Car c’est cette aptitude, la « charité », qui elle-même surpasse et dépasse ce que pourrait être le plus haut degré de la pensée éclairée par la raison : elle est d’une autre essence ou dimension, d’une autre nature même, quoique présente en cette Nature. De même que les rois ou grands capitaines illustraient les grandeurs charnelles, de même qu’Archimède représentait le parfait savant dans son ordre, c’est Jésus-Christ qui figure la mystérieuse tierce dimension de l’être, en tant que « Dieu fait homme », c’est-à-dire en incarnant l’amour divin dans la nature même de l’être humain. Il paraît ainsi dans tout l’éclat de son ordre, celui de la « sainteté », cette sorte de surnature où accèderont à sa suite tous les êtres animés par l’amour divin (les saints, les bienfaiteurs mythiques ou mystiques de l’Humanité, agissant ou priant).
Ce troisième ordre ainsi posé, on doit s’interroger alors sur le lieu où s’investit, dans l’être humain, ce troisième et suprême mode de connaissance, la « charité », c’est-à-dire ce regard de l’amour suprême qui fusionne avec l’objet qu’il connaît, et que Pascal nomme le cœur. Le cœur est l’aptitude propre à sentir et reconnaître partout les effets de la présence divine au point d’en être traversé : « Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison » (Pensée 278) ; « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » (Pensée 277). Il ne s’agit nullement d’une instance sentimentale, mais de la saisie intuitive de la réalité « surnaturelle », dont l’évidence irradie le monde d’une clarté insoupçonnée des autres modes de connaissance. C’est ainsi « aux yeux du cœur, qui voient la sagesse » que s’éclaire le troisième ordre dont la personne de Jésus-Christ est à la fois la Présence et la Lumière, selon Pascal, en nous et hors de nous.
Le lien étroit que Pascal tisse entre les réalités de chaque ordre et leur mode de perception est ici si fort qu’on peut en lire la corrélation dans les deux sens, et poser que l’aptitude innée que nous possédons de percevoir une réalité postule ou induit l’existence de celle-ci. C’est de notre capacité à déceler chacun des trois ordres que se déduit l’existence décelable de chacune des réalités qui leur correspond. Et c’est le fait que ces trois modes de perception peuvent être observés dans la nature humaine qui implique que, la surnature étant toujours présente dans la nature, la « foi »en un créateur divin devrait toujours pouvoir naître spontanément en chacun : la surnature étant toujours présente dans la nature, il suffira d’ouvrir les yeux de l’âme ou du « cœur ». Bref : lever nos paupières trop longtemps fermées, ou non encore « dessillées »1. Non pas connaître pour aimer, mais aimer pour connaître.
Mais avant d’achever ce tour d’horizon de la vision pascalienne, je dois maintenant citer purement et simplement l’extraordinaire puissance avec laquelle Pascal inverse nos hiérarchies mondaines bien établies pour poser absolument, par-dessus tout ou au plus haut du Tout, la réalité suprême de l’ordre surnaturel :
Supériorité absolue de l’ordre de l’esprit sur l’ordre de la chair. Le moindre des esprits va écraser le tout de l’univers :
« Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits : car il connaît tout cela, et soi ; et les corps, rien. »
Domination absolue du troisième ordre sur l’ensemble des deux premiers. Le « moindre mouvement de charité » l’emporte sur tout cet Ensemble qui constitue « notre » monde :
« Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité : cela est d’un ordre infiniment plus élevé. »
Triomphe de l’ordre surnaturel :
De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, et d’autre ordre, surnaturel. »
J’avoue que J’aime !
J’aime cette hauteur de vue, cette puissance de formulation avec laquelle Pascal remet à sa place, et rien qu’à sa place, chacun des ordres qui prétendrait en sortir.
Mais en même temps, voyez comme Pascal laisse transparaître son admiration, sa fascination même, pour les deux premiers ordres dont il, se sert, parallèlement, pour célébrer les vertus du troisième. Car enfin, l’éclat, le lustre et la grandeur, qualités supérieures déjà présentes dans l’ordre de la chair, ne sont-elles pas des valeurs qui, sans doute « dégradées » dans cet ordre, annoncent et nous font sentir leur triomphe dans le troisième ordre ? Oser parler de « grandeurs charnelles », avec leur force et leurs beautés, c’est trahir envers elles une admiration implicite, pour ensuite les proposer comme métaphores naturelles de l’ordre surnaturel, et donc, c’est laisser entendre que la Nature est sans cesse semée, imbibée, saturée de traces de la Surnature !
En vérité, dans notre saisie quotidienne des réalités de notre condition humaine, c’est toujours en même temps dans les trois ordres que nous appréhendons et apprécions tout ce qui s’y trouve à connaître. Il est bien rare que nous ne soyons que dans une seule dimension à la fois. Et même ceux que leur fonction enferme dans le travail de la matière, au sein de l’infiniment petit comme de l’infiniment grand, s’ils se laissent quelque peu aller à la contemplation, se trouveront en prise directe avec l’évidence des grandeurs spirituelles2.
Si par exemple j’écoute une cantate de Bach : mon oreille perçoit à la fois la richesse sonore de sa plénitude sensorielle, l’harmonie ordonnée de sa composition avec ses fugues et contrepoints, et la mélodie parfois heureuse parfois douloureuse de l’être humain, créature exilée de son paradis perdu, qui n’aspire qu’à retrouver son milieu divin originel, dans la perspective d’un Lamartine évoquant notre destinée comme suit :
Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’Homme est un dieu tombé qui se souvient des Cieux.
La Nature est le lieu où s’incarne la Surnature. Tout simplement.
Le Songeur
Le texte intégral de cette pensée de Pascal numérotée 793 dans l’édition Brunschwicg peut être consulté ici.
(Jeudi du Songeur suivant (328) : « MES POÈMES DE CIRCONSTANCE, nouvelle édition augmentée » )
(Songe à ne pas oublier précédent (LI) : « IL EST TEMPS QU’ON ME RENDE DES COMPTES »)