C’est une sorte de schtroumpf qui vaut tous les autres schtroumpfs, ce qui est assez pratique pour schtroumpfer.
Selon wikipédia, le terme mana désigne un concept polynésien que l'on retrouve sous différentes appellations dans d'autres peuples. Il désigne la force ou l’influence spirituelle d’une personne ou d’un groupe, de nature plus ou moins « magique » (aux yeux des ethnologues rationnels). Il contribue à créer le lien social, bien qu’on ne sache pas bien ce qu’il signifie exactement en dehors du fait que tous croient en son pouvoir, religieusement.
L’Encyclopedia universalis, sous la signature de Catherine Clément, complète cette approche en rappelant que c’est l’ethnologue français Marcel Mauss qui a popularisé le terme : « Ce mot subsume une foule d'idées que nous désignerions par les mots de : pouvoir de sorcier, qualité magique d'une chose, chose magique, être magique, avoir du pouvoir magique, être incanté, agir magiquement ; il nous présente, réunies sous un vocable unique, une série de notions [...] et réalise cette confusion de l'agent, du rite et des choses qui nous a paru être fondamentale en magie » (Théorie générale de la magie). Ce terme est à la fois un qualificatif et un substantif. Comme substantif, le « mana » est une sorte de fluide sacré, dont chacun se trouve plus ou moins doté : invoquer l’élément suffit à lui faire produire son effet (confusion entre le vocable et la chose qu’il signifie). Comme adjectif, il sert à conférer une valeur plus ou moins secrète, toujours favorable à l’élément qu’il qualifie. Certains mots sont « mana » (leur usage a un effet imparable, on peut tout faire passer en les employant), d’autres non. Du point de vue rhétorique, c’est l’idéal.
La question que pose cette définition de M. Mauss a été de savoir si cette notion appartient en propre à la « pensée sauvage », dite encore « pensée magique », aux antipodes de la pensée rationnelle de nos sociétés développées (qui se disent parfois « civilisées » ?). Position qui n’est justement pas celle de Claude Lévi-Strauss. Pour celui-ci, le concept de mana, est inhérent à la structure même du langage, qui dispose de « signifiants flottants »* en surnombre, propres à être investis par des signifiés divers et interchangeables ; il cite à ce propos, pour la langue française, la notion de truc ou de machin (« derrière machin, il y a machine et plus lointainement l’idée de force ou de pouvoir »).
Quoi que soit son succès et les discussions absconses qu’il suscite, un mot mana est d’autant plus pratique qu’il est un « signifiant » susceptible à la fois d’évoquer une puissance surnaturelle et de fournir au locuteur la capacité de tout couvrir et « expliquer ». Des exemples s’imposent ici.
Avant de citer « machin, « chose » ou « truc », on peut trouver sans peine des équivalents de ces fonctions dans nos langues, et d’abord dans les vocabulaires plus ou moins religieux. Nous avons le mot « charisme » (nous avons des dirigeants charismatiques). Nous avons le mot « mystère », si pratique en matière de théologie, qui établit la réalité surnaturelle de dynamiques invisibles, inexplicables rationnellement, quoique dotées de certaines cohérences qui sont la spécialité et la chasse gardée des « théologiens ». L’emploi même du mot « mystère » rationalise en quelque sorte (comme exception confirmant la règle) ce qui peut encore paraître insensé ou obscur dans les « révélations » attestées comme divines.
Mais le domaine scientifique, où bien des réalités surprennent et déconcertent la raison rationnelle (songeons aux énigmes du champ quantique) ne manque pas de termes « mana » servant, sinon à expliquer l’inexplicable, du moins à le « classer » sans autre forme de procès, pour en faire admettre les absurdités apparentes…
J’ai déjà commenté l’emploi fétiche du mot « paradigme », qui suffit à authentifier la science de tout pseudo savant, tel une moderne « clef des sciences » analogue à la bonne vieille « clef des songes » de jadis.
Mais partout opèrent des expressions « mana » plus ou moins à la mode dans la « culture » contemporaine. Roland Barthes remarquait ainsi :
« Dans le lexique d’un auteur, ne faut-il pas qu’il y ait toujours un mot-mana, un mot dont la signification ardente, multiforme, insaisissable et comme sacrée, donne l’illusion que par ce mot on peut répondre à tout ? Ce mot n’est ni excentrique ni central ; il est immobile et porté, en dérive, jamais casé, toujours atopique (échappant à toute topique), à la fois reste et supplément, signifiant occupant la place de tout signifié ». Parmi l’un de ces mots « mana », après avoir évoqué les termes Vérité (en Histoire) et Validité (en matière de Systèmes et structures), Barthes cite alors le mot « corps » et son champ sémantique, comme pouvant justifier tous les comportements de l’homme moderne. L’argument corps est imparable et peut tout faire passer : le corps a ses raisons que la raison ne connaît pas. Exemple :
Supposons que vous n’aimez pas voyager et que vous détestez les bains de soleil et de mer, avec lecture obligée du dernier best-seller sur la plage. On vous demande, à la Rentrée :
— Vous qui n’êtes guère bronzé, qu’avez vous fait, cet été ?
Allez-vous répondre :
— J’ai préféré rester à l’ombre dans mon village et faire des confitures.
C’est la vraie raison, mais vous risquez de passer pour archaïque. Alors, vous direz plutôt, avec conviction :
— Ma peau ne supporte pas le soleil.
Imparable ! En invoquant le dieu–corps, et son hygiène sacro-sacrée vous aurez fait taire toute expression critique.
Le « mana » est ainsi une sorte de signifiant passe-partout, dont le signifié global, aussi imprécis soit-il, nourrit les lieux communs de l’époque et de son idéologie.
Voici un autre exemple, que j’extrais d’un sketch satirique des Inconnus (« Biouman », 1987) :
Scénario : une gentille petite japonaise court, poursuivie par un méchant monstre qui veut la détruire. Paraissent les héros — les trois Inconnus — venant à point nommé la sauver.
La petite fille : — Au secours, je m’appelle Nathalie et le méchant monstre veut me tuer !
Inconnu n°1 : — Quoi, tu t’appelles « Nathalie », avec tes yeux bridés et ta face de citron ?!
Inconnu n°2 : — Tais-toi, c’est Samita, elle se nomme Nathalie, mais c’est pour l’exportation.
« C’est pour l’exportation », explique et annule l’anomalie apparente du prénom. Comme expression-fétiche, elle exprime et justifie l’idéologie de la mondialisation. Dans le discours entrepreneurial comme en matière de politique économique, on ne pourra rien dire à une initiative couverte de cet objectif obligé : c’est pour l’exportation.
Un adjectif à succès comme « innovant » suffi de même à légitimer toute élucubration d’un orateur comme tout emballage biscornu d’un produit. On peut généraliser de tels emplois. Des termes d’abord techniques, ayant un sens précis dans la bouche d’experts qualifiés (et d’abord le terme même d’expertise) ne servent plus qu’un effet « mana » prouvant la compétence supposée du locuteur. Le discours économico-commercial des petits ou « grands » patrons, ou des éditorialistes qui font semblant de comprendre ce qu’ils disent, s’émaille ainsi de mots codés qui permettent aux locuteurs de se reconnaître entre eux comme grands prêtres du capitalisme financier, ou acteurs des médias dominants, intimidant le vulgum pecus qui ne peut qu’adhérer au destin qu’on lui trace.
Les conférences au sommet des hommes de pouvoir abondent ainsi en mots « mana » qui « prouvent » leur supposée compétence : compétitivité, investissement (ou mieux « retour sur investissement), gouvernance, rigueur, régulation, dérèglement, restructuration, etc.
Le discours publicitaire ne cesse lui aussi de recourir aux mots mana garantissant l’incontestabilité du produit. L’idéal, c’est le slogan devenant lui-même une expression mana. Exemple : « Parce que vous le valez bien. » Flatter le narcissisme reste la base de ce slogan, mais ici, par le biais d’une astucieuse inversion de la valorisation, ce n’est plus le produit qui valorise l’usagère, c’est la valeur intrinsèque de celle-ci qui, en méritant un tel produit, lui confère sa qualité. Cette valeur même, censée précéder le « parce que » qui l’explicite (nous sommes au royaume de la tautologie) impose ainsi comme postulat indémontrable la valeur de l’intéressée-cible (cf. cette autre « explication » : Parce qu’une femme est une femme »). Même incontestabilité pour l’autre version de la formule : Parce que je le vaux bien, qui prête au sujet lui-même l’affirmation de sa valeur confirmant celle du produit. Et qui va vite devenir une expression d’autojustification à la mode, que chacun pourra employer, à tout bout de champ, pour justifier toute conduite.
À l’opposé du discours de l’« establishment » (anglicisme qui est aussi un mot mana), toute conduite ou opinion bizarroïde d’un citoyen original (un fieffé publiphobe par exemple) trouvera grâce auprès de l’opinion par « l’explication » (non démontrée) : C’est bon pour la planète. Et si c’est là une attitude largement manifestée, on dira d’elle : « C’est tendance », et ce sera à nouveau imparable.
Le vocabulaire psychologique ou médical est une manne de manas. On le sait notamment depuis Molière qui, avec « le poumon », avait trouvé la cause des causes qui explique toute maladie et justifie toute médication. Ce fut aussi le cas du cholestérol, jusqu’au jour où l’on apprit qu’il y avait un « bon » cholestérol. J’ai récemment traité d’un terme plus pointu, l’anosognosie, nouveau symptôme passe-partout .
Mais on peut aussi rappeler l’emploi si pratique que fut naguère celui de « métabolisme », moins usité aujourd’hui. Et il y en a bien d’autres !
À votre tour, n’hésitez plus ! Explorez et reprenez à votre avantage tous ces termes mana qui prolifèrent et se renouvellent au fil des modes. Tentez même d’en inventer (je propose : « dixit François Brune »).
Pour conclure sur un souvenir qui m’est agréable, je citerai l’exemple d’une de mes filles qui avait adopté une expression-mana lui procurant réponse à tout : « Parce que j’ai mille ans. ». Elle anticipait bien à l’avance l’invention du « parce que je le vaux bien ». J’aimerais seulement savoir, si quelqu’un s’en souvient, dans quel feuilleton elle avait pêché ça…
Le Songeur (25-08-2022)
* Note : L’idée de « signifiant flottant » présuppose qu’il y ait moins de signifiés que de signifiants. Mais on peut affirmer à l’inverse, et plus exactement, que les possibilités sont infinies des deux côtés. Tout peut être signe, tout fluctue sans fin entre les signes et les choses, et le génie humain peut inventer aussi bien des « novlangues » où l’on fixerait un seul signifié par signifiant, que l’opposé, dans le cas où n’importe quel signifiant pourrait convenir à n’importe quel signifié (le pouvoir décidant par exemple que, désormais, « sel signifiera sucre, ou qu’énoncer oui voudra dire non »).
(Songe à ne pas oublier suivant (XXVIII) : « MA FOLLE POURSUITE » )
(Songe à ne pas oublier précédent (XXVI) : « LES DESSOUS DE L’ALLELUIA PASCAL » )