On clame souvent des choses qui masquent leur contraire.
Il y a cinq ans, jour pour jour, j’évoquais ma joie de Pâques lors des années 50 avant tout printanière, mais liée aux liturgies du temps pascal qui chantaient l’allégresse de la Résurrection après les heures tragiques du Sacrifice suprême.
Depuis, je n’arrive plus à répondre à l’appel d’une allégresse qui se paie de tant de peines. Attentif au dessous des cartes, je ressens trop, sous la célébration d’un « Bien » (le Salut par la crucifixion !) la légitimation du Mal dont l’Église affirme toujours qu’il faut, pour nous en « racheter », agréer la souffrance infinie qui en est le prix. En un mot, je ne supporte plus la notion de Rédemption en ce qu’elle implique et impose le concept d’un péché originel commis par nos ancêtres et dont nous devrions assumer les néfastes conséquences, par décision arbitraire et injuste d’un Créateur qui exige un « sacrifice » immense, comme seul moyen de « laver » l’Humanité de son immense Péché supposé. Or, ce qui légitime un sacrifice infini, fût-ce dans la meilleure intention du monde, légitime une violence infinie. Comment ne pas voir là, idéologiquement, l’effet d’une logique « archaïque » de l’humanité primitive, et de son imaginaire antédiluvien.
Quel est donc que ce dogme du « péché » dit « originel », faute gravissime à portée cosmique, dont on ne nous dit jamais exactement ce qu’elle fut, tout en la prétendant historique ? Son récit symbolique de faute engendrant une punition, laisse penser à une infâme désobéissance aux lois du Créateur, une tentative humaine d’égaler Dieu ou de le détrôner (à l’instar du Prométhée de la mythologie grecque), ce qui revient à un crime de lèse majesté divine valant aux criminels, selon la logique du Talion, d’être soudain condamnés à l’horreur de la souffrance et de la mort, qui caractérise dès lors le sort quotidien de la tragique condition humaine…
Pour « justifier » cela, le Catéchisme officiel de l’Église, dans ses méandres, en arrive à dire que le « mystère » du péché originel ne peut s’expliquer qu’à partir du mystère de la Rédemption : et de déduire que c’est parce que Jésus est venu nous « racheter », en glorieux Rédempteur, qu’il faut qu’un Adam ait commis un crime à la hauteur, inversant la cause et l’effet... (alors que, ne l’oublions pas, l’Ange du Seigneur qui annonce en songe à Joseph la naissance du futur Jésus précise que sa simple mission sera de sauver son peuple de ses péchés, et non d’opérer un salut universel de l’Humanité. (Matthieu, I, 21)
Mais voici l’interrogation qui trouble : quelle est cette conception de la nature humaine qui voudrait que nos actes imprègnent ou « entachent » si bien notre essence (notre « sang », notre « race ») qu’ils la modifient au point qu’on la transmet, corrompue et coupable, à nos progénitures ? Il fut une époque où l’on croyait au « sang bleu » des aristocrates, lesquels transmettaient naturellement leur « noblesse » à leurs enfants, qui s’en prévalaient : c’était leur race, c’était leur sang. Et semblablement, d’autres catégories sociales, comme les « vilains » portaient en eux leur bassesse, marquée d’une laideur physique qui signalait la noirceur de leurs âmes… Ce fut à l’évidence une vision bien tribale et raciale de l’espèce humaine qui prévalait alors, et l’Église en est encore là. Ce dogme implique une vision raciale qui est le plus souvent à la base des préjugés racistes. Un Dieu qui inflige à sa créature la tache indélébile d’un péché originel qu’il doit expier ne fait-il pas d’elle un sujet de mépris par le simple fait de son appartenance à un sang, à une race, à une essence qui lui vaut d’être ostracisée, rejetée et mise au ban de la Création ? (cette vision selon laquelle les enfants doivent payer pour leurs parents se retrouvera d’ailleurs chez Matthieu lorsque la foule des juifs exige de Pilate que Jésus soit sacrifié et que son sang retombe sur elle et ses descendants. (cf. Matthieu, XXVII, 22-25, « sur nous, sur nos enfants ! »)
Ce terrible dogme de la Chute a pour effet majeur de nous rendre coupables de notre malheur. La croyance chrétienne nous baigne dès le départ dans la culpabilité et le sacrifice nécessaire. Moi-même, disant cela, j’avoue remuer en moi la honte de tenir des propos sacrilèges. Je n’essaie pourtant, comme le Rouletabille de Gaston Leroux, qu’user de ma raison en la prenant par le bon bout. Mea culpa ! Qu’importe : on m’accusera de ne pas saluer au contraire l’Amour d’un Dieu-Père qui sacrifie son Fils pour sauver les hommes ? Le problème étant qu’Il le sacrifie… à Lui-même. (Allons, tais-toi, donc, misérable contestataire ! )
Triste dogme, en vérité, chers Amis, que celui du Péché originel, et des autres « mystères » obscurs que les théologiens se sont ingéniés à imaginer pour nous éclairer ! Car pour acter la « Rédemption », il fallut trouver un Rédempteur à la hauteur du drame. D’où l’invention d’un « Fils unique » attribué au Père, divin lui aussi (« de même nature que le père », autre dogme), dont le sacrifice seul pouvait annuler le destin, la punition, la pré-destination imposée aux descendants d’Adam et Ève… à condition, bien sûr de se faire « Homme » pour représenter l’Humanité. (mystère de l’Incarnation, autre dogme « éclairant » ? )
Mais ce n’est pas tout : voilà que ce Dieu inflexible se voit obligé, pour faire naître cet Homme-Rédempteur, son propre Fils donc, de dispenser la Vierge Marie, sa mère porteuse, de la tache fatale du Péché originel qui eût dû elle aussi la marquer, logiquement, dès sa conception de petite fille de notre espèce maudite. Faute de quoi ce Fils, quoique de Dieu, eût dû, en tant qu’enfant humain, porter également la culpabilité d’avoir offensé le Père. D’où le recours à cette gratification surprenante dont est dotée la future Vierge-mère : elle sera lavée d’avance de notre collective souillure originelle : elle va naître sans tache, elle se nommera l‘Immaculée conception : nouveau mystère, nouveau dogme, bref l’incroyable exception qui confirme la règle : tout est possible à Dieu, n’est-ce pas ?
J’arrête là ce regard incrédule sur des élucubrations dont l’inconséquente cohérence, m’a ôté toute envie de clamer Alleluia ! Comment prendre au sérieux cette théologie de pacotille sur laquelle se fondent tant de croyances qui n’ont rien à voir, me semble-t-il, avec une véritable foi et le règne de l’Amour (la foi en un « Dieu sensible au cœur », dit justement Pascal) ?
J’avais vaguement l’impression, jadis, de sortir de la Semaine sainte plus ou moins « ressuscité » ; et je me vois maintenant pleinement désillusionné, par excès de mécréance. Quand on croit sans chercher à comprendre, on parvient en fermant les yeux à chanter Alleluia ! Mais quand on cherche à trouver du sens à ces dogmes-mystères, on n’arrive plus à y croire.
Le risque de la lucidité, c’est toujours la désillusion ; si bien qu’on se demande à quoi nous sert de voir enfin clair si c’est pour se retrouver quand même dans les ténèbres ?
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Mais voici maintenant un dernier mystère, cette fois, et c’est le mien : il y a en effet dans toute cette histoire quelqu’un qui m’émeut et me console malgré tout lorsque je pense à son sort, comme au nôtre à tous, et c’est la personne de Jésus-Christ.
Il s’agit avant tout du Jésus-Homme, je précise, en tant qu’il a toujours suscité en moi la plus fraternelle des compassions, au point que je ne peux voir en lui que la Figure même de l’Homme souffrant, du Juste injustement châtié, tel que l’évoque Blaise Pascal dans le texte qu’il intitule lui-même « Le mystère de Jésus ».
L’épisode dont il s’agit est celui de l’agonie de Jésus au Mont des oliviers (dans le jardin de Gethsémani), la veille de sa crucifixion. L’angoisse et la déréliction dont il est saisi cette nuit-là, en présence de ses disciples, me paraît d’une authenticité beaucoup plus convaincante et communicative que les litanies d’allelluias que propageront les cloches de Pâques, ponctuant d’une sorte d’happy end métaphysique l’histoire même de la Rédemption.
Durant cette « agonie » de Jésus, terme traditionnel, il semble bien que sa « nature humaine » prenne le dessus sur sa nature divine*. D’abord physiquement : accablé, il tombe face contre terre avant de pouvoir prier. Saisi d’angoisse, son stress le fait suer sang et eau (phénomène que la médecine nomme hématidrose). Mais surtout moralement : bien qu’entouré de ses disciples (notamment les apôtres Pierre, Jacques et Jean), il défaille spirituellement en songeant à sa fin toute proche, à l’immense douleur qu’il va devoir assumer (la coupe, le calice qu’il va boire jusqu’à la lie), au point de supplier Dieu le Père d’y échapper. Il devrait tout de même savoir, si la conscience divine demeurait en lui, qu’il finira par en sortir, vaincre et ressusciter. Mais non, il reste humain, il désespère, n’ayant plus que la prescience animale et la peur du châtiment mortel qui l’attend.
C’est le moment de redéfinir, pour mesurer ce qu’il éprouve, à ce qui caractérise l’agonie, ce terrible état de conscience humaine qui précède la mort, cet ultime combat dont l’issue est toujours la défaite. Au cours de cette épreuve de fin de vie, l’être humain se revoit souvent, tout à coup, tel qu’il a vécu, avec ses rêves et ses naufrages, l’incomplétude de ses désirs manqués, l’inaccompli de ses idéaux projetés. Il ne peut plus frimer, il ne peut pas se mentir à lui-même, se cacher les ratages de son existence qui s’achève : le processus est enclenché, et il a aussitôt, déjà, la mort dans l’âme !
Or, c’est bien ce qu’avoue Jésus à ses amis : « Mon âme est triste à en mourir » (Matthieu XXVI, 37-38). Il a en effet commencé à ressentir tristesse et angoisse (version de la Bible de Jérusalem). Mais la traduction de la Pléiade (établie par Jean Grosjean) est bien plus troublante : il commença à s’attrister, et à se dégoûter.
Vous avez bien lu : à se dégoûter ! C’est-à-dire, à éprouver le dégoût de soi-même.
Pourquoi cela ? Que lui arrive-t-il, sinon un doute inconcevable sur le bien fondé de sa mission, de sa vocation, sur la réussite de son œuvre ? Sur l’utilité même de la Rédemption et du sacrifice exigé par Dieu le Père ! Ce que confirmera son ultime parole sur la Croix, avant qu’il ne jette un dernier cri et rende l’âme :
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matthieu, XXVII, 46)
Éprouve-t-il comme un remords de s’être pris pour le Sauveur du genre humain, de s’être cru le Messie et le prophète – sauf le jour, « dans sa patrie », où ses « miracles » ne prenaient pas (Matthieu, XIII, 54-58) ? Il croule alors sous le poids d’une imposture insoupçonnée, le grand ratage effaré qui saute aux yeux de sa conscience humaine, à un moment précis où semble le déserter la nature de sa conscience divine…
Qui, en entrant en sympathie avec ce texte, ne peut y reconnaître l’un de ces accès de désillusion personnelle où l’on doute soudain absolument de soi, de son idéal ancien, du Sens lumineux qu’on avait cru trouver à sa propre vie ?
La compassion que suscite Jésus se retourne dès lors en compassion envers soi-même, envers ce pauvre enfant que l’on fut et qui croyait en sa destinée. C’est ainsi d’ailleurs que Verlaine fait parler son Jésus qui lui dit :
N’ai-je pas sangloté ton angoisse suprême
Et n’ai-je pas sué la sueur de tes nuits
Lamentable ami qui me cherches où je suis ? (« Dialogue », in Sagesse)
J’avoue que c’est ce Jésus là que j’aime, comme un grand frère en humanité. Un Christ qui a suffisamment douté pour nous libérer des prisons de la certitude, plutôt que celui qui vaticine dans les montagnes en condamnant les humains de peu de foi, les pauvres.
Le Songeur (18-08-2022)
* La théologie, au fil du dogme de l’Incarnation, certifie que Jésus demeure Dieu tout en se faisant Homme. S’il a donc la double nature, Humaine et Divine, il doit logiquement être habité d’une double conscience, celle de l’homme qu’il est devenu en même temps que celle du « Dieu-Fils » qu’il demeure, en lien direct avec son Dieu-Père. Ce qui n’est pas sans gêner l’interprétation de ses paroles, et de leur implicite, selon les situations où il se trouve et les interlocuteurs précis auxquels il s’adresse. De quoi fournir du pain sur la planche à tous les Jésuites de tous les Temps, fussent-ils Papes…
(Songe à ne pas oublier suivant (XXVII) : « LE MOT « MANA », SIGNIFIANT UNIVERSEL » )
(Songe à ne pas oublier précédent (XXV) : « LE RÉEL EXISTE, JE L’AI RENCONTRÉ » )