Une relation que l’on vit n’est pas un objet qu’on possède
Commençons par quelques libres variations :
Lorsqu’on parle de personnes ayant « perdu la foi », ou que celles-ci se présentent elles-mêmes comme l’ayant perdue, on ne se demande jamais assez s’il s’agit vraiment d’une perte de la « foi » ou de l’illusion de l’avoir eue.
L’emploi de cette expression, en ce qu’elle semble équivaloir à « perdre Dieu », laisse souvent entendre, subrepticement, que l’existence de Dieu n’est que le produit de la croyance humaine, comme si l’intensité d’un sentiment suffisait à créer la réalité de son objet, et l’affaiblissement de celle-ci à l’effacement de celui-là.
La même ambiguïté plane sur l’énoncé inverse : « j’ai trouvé la foi » (en faisant ceci ou cela, en rencontrant ceci ou cela).
En vérité, en vérité, un Fidèle ne devrait jamais dire :
« Dieu existe, je l’ai rencontré », mais plus prudemment :
« Dieu existe, je l’ai postulé ».
Et de même, ne pas dire « j’ai perdu la foi » (en se sentant tantôt coupable, tantôt libéré) mais : « la foi m’a déserté » ou encore « Dieu s’est absenté de ma vie ».
Mon postulat spontané et discutable, c’est en fait que, si l’on a réellement eu « la foi », c’est-à-dire fait l’expérience inouïe de la présence divine, cela ne peut ni se perdre, ni s’oublier. Ou alors, ce n’est pas avec « Dieu » que l’on a été en relation. Mais avec qui ou quoi ? Voilà le hic, dirait Hamlet…
À la question « qu’est-ce que la foi ? », ce mystère, je substituerais alors volontiers cette autre question : « Qu’est-ce que la présence ? », en commençant par l’appliquer au simple cas des personnes qui nous entourent. Qu’est-ce qui se passe lorsqu’on dit d’une personne qu’elle a de la « présence » ? C’est sans doute le même mystère. J’ai écrit tout un livre dont c’est le thème lancinant : L’Inscription de Benjamin.
Or, ce mystère, je crois qu’on le découvre très tôt, dès sept ans. Notamment dans l’expérience des amours enfantines. J’ai formulé ainsi cette intuition : « Une heure de sa présence transformait mon être en écho de son être. » Je n’ose commenter cette expression, en la transposant à l’expérience de la présence divine. Et pourtant, n’avons-nous pas, en notre for intérieur la nostalgie de cet autre soi-même qui fait écho à notre être, de cette part de soi-même dont nous nous sentons mutilés depuis la Nuit des Temps ?
Toute présence intensément vécue a quelque chose de divin.
Il m’arrive parfois d’imaginer une scène primitive dont la représentation picturale serait un chef d’œuvre digne de Michel-Ange, et dont voici l’argument :
Dieu-Bébé, sortant de ses langes, pose autour de Lui la question cruciale :
— Qu’est-ce qui M’arrive ?
Un Grand Prêtre qui se trouve-là par hasard, et a peut-être favorisé son émergence, répond :
— Rien : les hommes se sont mis à croire en Toi.
— Que dois-Je faire, alors ?
— Fais Tes preuves. Sois présent.
Cet échange fictif renouvellerait aussitôt le traditionnel chapitre des « Preuves de l’existence de Dieu » au programme du bac philo, puisque ce n’est plus aux croyants, mais à l’Intéressé lui-même de faire ses preuves, en réponse au suprême impératif catégorique : Conforme-Toi à ce qu’on attend de Toi ! ou encore : sois la Présence que chacun espère comme complément vital de son être foncier !
Le Grand Prêtre n’a plus alors qu’à lui prêter la plume pour lui inventer ou lui demander son Histoire, c’est-à-dire de quelle manière, de miracles en paraboles, il a pu et dû faire de son Existence une Essence, une absolue Présence donc.
Et nous voici étonnamment dans la droite ligne de la philosophie sartrienne, selon laquelle, l’existence précédant l’essence, il revient à toute entité vivante de transformer son Existence en Essence pour devenir vraiment elle-même. Seul Dieu peut, et donc doit, prouver qu’il est Dieu. En se révélant « Présence », ce qui équivaut à nous donner la « foi ».
Ou alors, la foi n’a pas de sens.
Bref, c’est à l’Être de Dieu d’agir en se faisant présence...
Ainsi, aucun croyant authentique ne peut de son propre fait « perdre » la foi : c’est plutôt Dieu qui fait incidemment le choix de disparaître de son horizon, de se faire absence. Si l’on ne l’éprouve plus ce qu’Il ne se prouve plus.
Qu’est-ce alors que « croire » ? Adhérer à une représentation hypothétique ou vivre une « présence » réelle ?
*
Cette alternative nous renvoie au petit Robert, qui a l’avantage de distinguer deux significations dans le sens que l’on attribue confusément au terme « foi », comme suit :
- au sens objectif : la foi est fidélité à une personne, celle par exemple du vassal à un seigneur. C’est bien une relation objective, un engagement impliquant une confiance telle, en cette personne, qu’on ne saurait la trahir, la renier, sans renier la part de soi qui vous relie à elle. La perte de cette « foi » peut avoir deux causes possibles : la défaillance de la personne qui fait l’objet de cette fidélité (elle ne mérite plus la confiance mise en elle) ou la déloyauté du « fidèle » qui ne tient pas sa promesse, se fait « parjure » ou renégat, par déception ou par lâcheté. Ce qui implique que ce sens « objectif » ne puisse se suffire à lui-même : il nous faut, en allant plus profond, examiner ce qui constitue cette foi à l’intérieur du sujet qui l’éprouve. D’où une extension nécessaire de ce sentiment si difficile à nommer :
- au sens subjectif : la foi consiste à croire en quelqu’un (à avoir une confiance plus ou moins absolue en son existence ou en ses paroles) ou en quelque chose (croire en sa réalité ou à sa valeur). Et, en particulier, éprouver ce sentiment à l’égard de la divinité. Bref, nous dit le petit Robert, la foi consiste alors à « croire en Dieu, en un dogme par une adhésion profonde de l’esprit et du cœur qui emporte la certitude. » Mais alors que l’adhésion du cœur reprend la signification objective première, l’adhésion de l’esprit devient une « croyance » plutôt intellectuelle.
Bien entendu, dans les faits, les deux significations se confondent, la première étant plutôt centrée sur la présence d’une personne avec laquelle on entretient une relation de « fidélité », et la seconde sur la réalité mentale d’une « croyance » plus ou moins intense, mais qui n’implique pas que son objet existe réellement.
Dès lors, l’expression « perdre la foi » peut s’entendre très différemment :
- en un premier sens, puisqu’il s’agit d’une relation de confiance, on ne peut pas « perdre » cette relation objectivement vécue. L’expression deviendrait par elle-même calomnieuse. Une telle expérience de Dieu, ça ne se perd pas ! On l’abandonne ou l’on refuse de l’entretenir, ce qui peut être interprété comme une trahison, mais cela n’implique pas que la personne « reniée » ait cessé d’exister. Sa présence peut demeurer intense à l’intérieur du « fidèle » qui n’est plus fidèle, notamment si celui-ci éprouve du remords de son infidélité (cf. Pascal s’accusant d’avoir trahi Jésus, « Je m’en suis séparé ; je l’ai fui, renoncé, crucifié ») : l’être humain conserve bien la « foi » qu’il croyait avoir perdue, et si bien qu’il en vient même, dans certains cas, à se justifier en estimant que c’est l’Autre qui a commencé, qui a trahi sa « foi », et ne s’est pas montré à la hauteur de la confiance qu’on avait en Lui : « si j’ai perdu la foi, c’est que Dieu, le premier, a trahi sa promesse de me demeurer Présence ! »…
- Dans le second sens, perdre la « foi » s’interprétera bien différemment. Cette « foi » s’étant surtout constituée d’une somme de croyances qui tout à coup paraissent illusoires, on ne peut plus dire qu’on a perdu « la foi », mais l’illusion de l’avoir eue. Le croyant avait beau avoir des certitudes, la relation de fidélité à l’être en qui il croyait « avoir foi » n’était pas effective. Et cela, même s’il avait des pratiques conformes aux éléments doctrinaux issus de la croyance, et des émotions intérieures qui semblaient en certifier la réalité. L’imposture des catéchistes, c’est de prétendre que l’on « perd la foi » en la Présence dès lors qu’on doute des croyances supposées la définir, ou qu’on a « la foi » dès lors qu’on les adopte au point de les réciter.
Que se passe-t-il donc en nous-mêmes, pauvres humains ? Tel mécréant, infidèle dans sa conduite, garde en lui la présence divine et la « foi » intense en sa proximité agissante. Et tel « croyant » notoire, qui adhère à la doctrine si puissante et cohérente que l’éducation a formatée en lui, et dont les mystères mêmes éclairent si bien sa condition humaine, ne fait que s’imaginer Dieu présent en lui-même, sans éprouver réellement cette relation tendue et douloureuse d’une « fidélité réciproque » qui échappe aux édifications théologiques censées la justifier.
S’il perd un jour « la foi », c’est bien qu’il ne l’avait jamais eue, qu’il la confondait avec sa somme de croyances bien établies, et qu’il s’est avisé tout à coup de jeter un regard critique sur ces croyances qui lui faisaient croire qu’il croyait. C’est alors dans le néant spirituel absolu de son âme et conscience qu’il mesure ce qu’aurait pu être une foi réelle, cette fidélité interpersonnelle, réciproque, entre le Créateur et sa créature, celle-ci ne vivant son être que comme un faible écho de la formidable présence du grand Être…
Et peut-être découvrira-t-il un jour que c’est un embryon de cette « fidélité mutuelle », nichée au plus secret de lui-même, qui a guidé en lui l’examen critique de ses croyances en béton : comme si Dieu-en-lui avait entrepris d’échapper aux représentations extérieures de la divinité que les experts en dogmes divers avaient tenté de lui faire intérioriser (« Fais tes preuves »).
C’est parfois la part de foi authentique que le fidèle ignorait au fond de lui-même qui l’a conduit à la mécréance vis-à-vis du Dieu auquel il croyait croire…
Bienheureux est alors celui que l’expérience de la présence divine conduit à abandonner les certitudes abstraites d’une doctrine religieuse, fût-elle parfaitement ficelée par deux millénaires de pratique institutionnelle.
Le fidèle qui ne connaît pas la mécréance n’a jamais rencontré Dieu.
Bref, pas de vraie foi sans mécréance : voilà qui pourrait en rassurer plus d’un parmi nous…
Le Songeur (09-09-2021)
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