Il y a longtemps que ma pendule ne donne plus l’heure, en raison d’un dysfonctionnement qui m’échappe : les aiguilles qui ne tournent plus ou sont freinées, du moins l’une d’entre elles, mais elle sonne bien, même si le nombre de coups est fantaisiste, raison pour laquelle j’en remonte les poids chaque jour, consciencieusement. Pourquoi maintiens-je donc en fonctionnement une pendule qui ne donne plus l’heure ? Cela n’a pas de sens, et pourtant répond à un besoin réel qui me semble être celui-ci : je me sens participer au Temps, à la fantastique aventure de l’espace-temps dont je suis partie prenante depuis le « big bang », et que les poètes appellent justement « l’Aube des temps ». Ce sentiment d’appartenance, bien que ma pendule soit désaccordée, me suffit autant qu’il m’est nécessaire, sans que j’aie à « savoir l’heure », l’heure, qui est le fruit d’un découpage arbitraire qui tente de quantifier le temps pour le « mesurer ». Ce fait irrationnel n’est pas pour autant déraisonnable : c’est un rite.
Ma déraison a donc son sens qui n’est pas une raison : c’est un rite indispensable qui fait partie des repères qui jalonnent mon existence, et il doit y en avoir bien d’autres dont je n’ai pas totalement conscience. Vous en avez peut-être aussi, connaissez-vous vous-même. Bien des gens, semblablement, écoutent tous les matins les informations radiophoniques, sans trop en entendre ou en retenir l’essentiel parce qu’ils dorment encore ; mais ils se sentent participer à la marche du monde, et ils le croient : c’est un rite d’appartenance, là encore.
Mon beau-père, qui écrivait, n’avait d’inspiration pour raconter des histoires que s’il usait d’un « bic » ou d’un feutre de couleur violette. Sans cela, il était sec. Pourquoi cette maniaquerie, personne ne le sait, ni lui non plus. Fallait-il lui trouver une explication psychanalytique ? Pourquoi pas, mais c’eût été en vain. D’autre écrivains semblent ne parvenir à écrire que si leur chat trône sur leur bureau. Ils sont fous, ces mecs-là. En fait, c’était comme ça. Et c’était comme ça parce que c’était comme ça. Tout bêtement. La tautologie n’explique jamais rien, mais elle rassure en faisant semblant d’expliquer. Elle consacre l’importance du « rite » dans nos vies.
C’est comme cela aussi que Montaigne justifiait son amitié (réciproque) avec La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » ; ce qui n’expliquait rien. Cet « alter ego » n’était ni un « ego » bis, ni un « alter » totalement différent. Ils n’avaient ni attirance physique (ah, ces yeux bleus dont le regard l’eût traversé), ni vécu une expérience familiale commune (ah ces Pères sévères contre lesquels il faut se rebeller !) : rien d’objectif ne les portaient l’un vers l’autre. Simplement, c’était comme ça, une pure donnée de l’existence ; subite ou graduelle, mais incontournable, La Boétie était ce qu’il était, Montaigne avait un « ego » particulier qu’il nommait « moi », et leur rencontre sans raison était devenue ce rite commun que l’on nomme : l’amitié.
Pourquoi fermes-tu tes volets en les laissant entre-ouverts ? Pourquoi prends-tu ta douche le matin au réveil, plutôt que le soir quand tu as transpiré toute la journée ? Rite de purification imaginaire ? Retour à l’état fœtal ? C’est simplement un rite, sans « raison » qui serait réductrice.
Le rite, même idiot, est raisonnable, il vous équilibre, mais il n’a pas à être rationnel : le rationaliser, c’est en perdre la nature réelle, la part de folie, la part du feu, la coutume libératrice qui sert à se déshabituer des dépendances socio professionnelles. Quand on en a assez de tout justifier par des raisons : on cultive des rites qui sont autant d’échappatoires à la culpabilisation collective, tout aussi rituelle, qui pèse sur chacun…
L’une de mes filles petites, quand on l’interrogeait sur ses dires ou ses conduites, répondait rituellement par une réplique sciemment délirante : « parce que j’ai mille ans. » Elle n’avait pas raison, mais elle n’avait pas tort. C’est d’ailleurs sur cet exemple que je vais clore ma divagation d’aujourd’hui. Non pas que je n’aie plus rien à dire, mais que, si je dois vivre Mille ans, il ne m’en reste plus que 918 à vivre pleinement, et qu’il n’est pas sain que je les emploie à rédiger des chroniques que personne ne lit plus rituellement, alors que je dois prioritairement me consacrer à mes petits-enfants, arrière-petits enfants, et toute la suite de ceux qui attendent de moi une parole rituelle.
Le Songeur (18-05-2023)
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