Rêvassant, l’autre soir, j’imaginais que de savants professeurs expliquent en classe mes propres poésies. Et, soudain dans l’embarras, je voyais mal ce qu’ils auraient pu dire. De sorte que je m’endormis dans le pénible état d’un Narcisse contrarié.
Et voilà qu’arriva ce qui devait arriver : je fus saisi d’un rêve troublant, un vrai rêve nocturne où, pour calmer mes doutes sur mon propre talent, je m’étais mis en scène en train de m’expliquer à moi-même, sans public, la nature de ma propre poésie. Et mon monologue intérieur à peine entrepris, ce fut la panne ! Je ne trouvais rien de sensé à énoncer.
Je m’étais attaqué à mon tout premier quatrain que voici :
Les sapins tranquilles.
Ô monde immaculé !
On entend des trilles.
L’enfant est consolé.
Que dire de ça ?
Je relus plusieurs fois à voix haute le premier vers : « Les sapins tranquilles ». Et j’étais sec, archi sec. R.A.S. Qu’est-ce que l’auteur avait voulu dire ? Quoi, pas de métaphore, pas d’oxymore, pas d’allitération, où était la poésie ? On eût dit simplement une donnée du réel. Les sapins existent, je les avais rencontrés, voilà tout : il n’y avait pas de vent pour les agiter, on était sans doute à la montagne, rien d’autre à signaler : qu’avais-je donc voulu dire, au fond de moi, en ce fond trop profond pour qu’on puisse en dire quoi que ce soit ?
Et voilà que le scripteur nous sortait une exclamation lyrique sur le monde où semblait trôner ses sapins : immaculé, comme l’Immaculée conception ! Était-ce une allusion à la virginité de Marie ? Qu’est-ce qui m’avait pris en écrivant ça ? La montagne, blanche peut-être, la neige, la neige sans tache ? Est-ce que l’imaginaire de l’auteur avait été sous l’influence de la météo de février, à l’heure sacrée des sports d’hiver ? Mais si l’on se trouvait à l’heure des sports divers, où étaient les pistes ?
Quelle pouvait bien être la piste énigmatique qui avait inspiré le poète pour lequel je m’étais pris ? En vain je m’interrogeais sur une possible explication psychanalytique : l’arbre pointu comme mythe masculin, la neige féminine et virginale, le bref retour du refoulé d’un fantasme de viol ? C’était donc Ça, mon Moi ?
Mais voilà que l’auteur, tel un prestidigitateur, nous sortait des oiseaux de son chapeau ! Rien ne bougeait, tout était gelé dans son hiver montagneux, et pourtant il croyait percevoir des trilles printaniers ! D’une certaine façon, il avait besoin de dire « Ouf », et de troquer le fantasme tenace de viol contre le Rêve idyllique d’un paradis perdu ! mais où avait-il – où avais-je donc– trouvé tout ça ? Ah, cette aliénation de se prendre pour un Rimbaud, ce « je » qui est « un autre » !
Mais voilà que je n’étais pas au bout de ma surprise : le génie méconnu et illusoire que je devais commenter, par une sorte de coup de théâtre imprévu, nous balançait un nouveau thème poétique : l’enfant ! L’enfant après l’oiseau, s’agissait-il d’une réminiscence de Prévert ? Et un enfant consolé par les trilles de l’oiseau, au sein d’un univers glacé, sibérien quoique montagneux, dans un cosmos hostile où le seul recours, par un contraste à peine suggéré, ne pouvait être que la chaleur du sein maternel ? C’était donc cela, la poésie ? Le retour à la mère et le balbutiement de l’enfance retrouvée, chez des adultes redevenant « gagas » ? Comment aurais-je pu parvenir à expliquer une production textuelle aussi insensée, issue d’un imposteur de l’écriture susceptible de se prendre pour tout et n’importe quoi ? Au point de vouer tout étudiant, y compris son propre « moi je », à l’incapacité d’expliquer…
On dit souvent aux gens : « expliquez-vous, que diable ! » Et voilà que, quoique professionnel de l’explication de texte, j’étais dans la totale in capacité de m’expliquer à moi-même !
La poésie serait-elle la première marche d’une voie qui nous mène-à l’asile ? Et ceux qui l’expliquent, voués à dire n’importe quoi pour innocenter les poètes de dire n’importe quoi ?
Il se fit tout à coup un grand éclat de rire dans mon cauchemar, je remis honteusement ma copie blanche au bureau, et un rideau tomba pour censurer in extenso tout ce que je viens de vous raconter.
Le Songeur (11-05-2023)
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