AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (321)

SE SENTIR JUSTIFIÉ ?

Il est des moments, comme ça, où l’on éprouve sans raison le bonheur furtif de se sentir justifié, ce qui m’arrive.

Qu’est-ce à dire ? Et comment expliquer cet allègement temporaire ?

Tout se passe comme si l’on était délivré du poids de la culpabilité insidieuse générée en nous par la morale religieuse (l’injonction judéo-chrétienne à devenir un Juste) ou sa parente républicaine (être un bon citoyen, dont la Vertu consiste à faire prévaloir l’intérêt public sur les envies ou intérêts de l’Ego).

Ou encore : tout se passe, en profondeur comme si la faveur de la Nature (et non la grâce divine) nous faisait renaître à l’innocence primordiale, antérieure aussi bien à l’histoire collective des humains qu’à notre propre itinéraire de vie. Ce retour à l’innocence au sens total du mot (son « être » : ne pas être souillé par le mal ; son « faire » : ne pas avoir fait le mal), est une sensation intérieure que peut susciter l’éclosion printanière du vivant (cette renaissance du monde à sa pureté originelle) ou qui résulte d’autres facteurs ignorés, comme notre travail intérieur incessant de mini-impostures quotidiennes nécessaires, qui fait partie du rêve de « bonne conscience » sans lequel l’ataraxie est impossible.

Certes, ce fait de se sentir parfois soudain « justifié », ce bonheur imprévu de se retrouver innocent, laisse entendre aussi qu’il y a une innocence possible du bonheur, réconfortante bien qu’illusoire. C’est déjà ça. Mais on sait bien, et les moralistes nous le rappellent, qu’oser se croire innocemment heureux est toujours partiellement une illusion coupable… Il est injuste de se prendre pour un Juste.

Cette quête d’un bonheur qui ne soit pas coupable est d’ailleurs l’un des thèmes dominants de l’œuvre de Camus. Rappelons nous l’échange mémorable entre le Docteur Rieux et l’intellectuel Tarrou dans La Peste (page 371 du livre de poche) : à Rieux, qui déclare qu’il n’y a pas de honte à « préférer le bonheur », Tarrou réplique aussitôt : « Oui, mais il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul ».

On n’y échappe pas, et du côté du bon vieux catéchisme de nos enfances, la distinction entre le péché par action et le péché par omission ne nous laissera jamais tranquilles. D’autant que ce concept s’est laïcisé, dès lors que le droit civil a établi le délit de « Non assistance de personne en danger ».

Ouvre les yeux, Camarade : que de personnes en danger autour de toi, tout près, mais aussi loin de toi, victimes des infinis maux de notre humanité tragique !

Lorsque j’examine ma propre vie, en songeant à mes derniers faits et gestes, je me trouve plutôt gentil que méchant, je m’émeus même de ce que j’ai pu faire pour rendre autrui un peu heureux, je verse une larme de joie sur mon humanité d’humaniste, et je me dis : ce que j’ai fait est juste et bon ; mais le problème, ce n’est pas ce que j’ai fait , c’est ce que je n’ai pas fait, ce que je n’ai pas su saisir l’occasion de faire !

Il n’y a pas de repos de la conscience humaine. Le précepte de Saint-Exupéry m’interpellera sans cesse : « être homme, c’est être responsable ». Responsable de tous les hommes et responsable de tout l’homme, selon une formule de je ne sais plus quel Pape.

Méfiez-vous tous : si vous voulez vraiment savoir en quoi vous êtes juste ou justifié, la sieste ne vous sera plus possible…

Le Songeur  (13-04-2023)



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