On n’écrit jamais que pour être lu, fût-ce par soi-même. On se sent alors exister par l’écriture, en ce qu’elle construit l’être en croyant ne faire que l’exprimer.
Lorsqu’un auteur déjà renommé publie son Journal après l’avoir sciemment relu et revu, il veut surtout se produire comme acteur-narrateur de ses jours sur la scène littéraire où il sera applaudi/admiré pour l’excellence supposée de ce que vit sa personne, au risque de mériter l’analyse critique des impostures inhérentes au genre de l’autobiographie que j’ai déjà évoquées.
Apparemment, il n’en est pas de même lorsqu’un adolescent en quête de lui-même entreprend la rédaction d’un journal personnel, sans du tout envisager de publier ce qui concerne son « for intérieur », ou ce qu’il y a d’intime dans sa vie relationnelle. La question se pose toutefois de savoir, puisqu’il écrit, et en principe seulement pour lui-même, s’il n’est pas aussi habité par l’arrière-pensée (première chez l’écrivain publié) de se produire aux yeux d’un lecteur virtuel, un « public » inconnu et fantasmé, qui s’ébahirait de l’étoffe de son être profond. Quoi qu’il en soit, il écrit au moins pour ce lecteur qu’il est lui-même, mais modifié en cet autre lui-même qu’il sera devenu quelques temps plus tard, se prouvant ainsi son identité foncière, sa réalité existentielle survivant à la fuite du temps : le « je » d’aujourd’hui semble en appeler au « je » de demain, si bien que, jouant de ce double « je », il se pérennise en personnage-acteur et écrivain de sa vie qui, un jour peut-être, sera reconnu comme tel. L’écriture de soi tient lieu à notre auteur clandestin de miroir de Narcisse : il s’y prend pour sa propre image, se joue la comédie des facettes qu’il se donne, confond la connaissance de soi avec l’invention de ses virtualités, et, par l’usage du verbe, prend ses postures intimes pour sa nature profonde.
En fait, l’écrivain qui publie son Journal retourne à ce stade, sauf qu’il en oublie la dimension régressive en rendant officielle cette imposture intérieure pour s’en fortifier. Et parallèlement l’adolescent qui s’adonne secrètement à un journal n’échappe pas à la programmation de l’écriture, qui conduit toujours à exhiber une intériorité, à faire de l’être un paraître, ce qui en falsifie la nature, en s’auto-persuadant que cette apparence est transparence…
On sait bien que dans la croissance de notre psyché, le narcissisme est une phase préparatoire à l’assurance de soi, un recensement nécessaire des possibles de son propre être, de ses choix, de ses « valeurs », étape nécessaire pavée d’illusions sur soi, que devra dépasser l’être adulte qui s’engage, mais signe d’immaturité affective chez celui qui s’y fixe, s’auto-satisfaisant sans fin en prenant ce qu’il croit être pour ce qu’il est.
Lorsqu’un auteur connu publie un Journal intime de cette vie qui devrait rester intérieure, sa « littérature » prend le risque de se confiner malgré lui dans les impostures d’un « je » toujours adolescent et les impuissances qui s’ensuivent. Il trahit fréquemment un manque d’inspiration nouvelle, pris dans ce piège grossier qui voudrait que son statut d’écrivain reconnu (par d’autres œuvres d’un genre bien défini –roman, théâtre essai) transforme tout ce qui sort de sa plume en matière éminemment littéraire. Il se donne même le change à lui-même si on l’en soupçonne, se justifiant par l’argument classique selon lequel toute peinture de soi, y compris en détail, enrichit la connaissance de l’être humain en général.1
La réalité de ce qu’il produit fait pourtant éclater ce mensonge. Il n’a en vérité plus rien à dire. Il cherche dans sa banalité quotidienne de quoi noircir du papier, comme on fouille des fonds de tiroir pour en extraire des objets sans valeur alors qu’on espérait y avoir égaré des pépites. Pire, par déformation professionnelle, il en vient à ne vivre plus la moindre idée, la moindre émotion, le moindre incident journalier, que comme prétextes à faire des phrases, à se montrer expert ès lettres, à préserver son autorité d’auteur. Ce qui signifie ne plus « vivre » puisque la vie ne s’éprouve qu’en la vivant, ni même mieux se connaître, puisque la connaissance de soi ne progresse qu’en se confrontant à ce qu’il nous est donné d’œuvrer (actes, engagements, relations authentiques, expériences nouvelles, etc.). Narcisse en quête de sa personne se fige en un perpétuel arrêt sur (ses) images, fussent-elles parfois celles de ses faiblesses coupables, mais si humaines2… Il finit par ne plus retenir de ses heures du jour que ce qu’il pourra en dire le soir, stérilisant sa propre vie. Ce qu’a très bien perçu André Gide en écrivant un jour : « Connais toi toi-même, maxime aussi pernicieuse que lâche : la chenille qui chercherait à bien se connaître ne deviendrait jamais papillon. »
Moyennant quoi, ce même auteur n’a pas manqué, comme bien d’autres, d’étaler dans son Journal nombre de détails de son ego complexe et complaisant, ce qui lui a valu le pastiche qu’on pourra savourer ci-dessous, si le cœur vous en dit…
Le Songeur (24-11-2022)
1 « Qui se connaît, connaît aussi les autres, car chaque homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition. » (Montaigne, Les Essais, III, 2) Formule qui se trouve dans la droite ligne du précepte socratique Connais-toi toi-même (= Apprends à (re)connaître l’homme en toi-même) Justification dont Malraux a fustigé la complaisance dans sa non moins célèbre sentence : « Pour l’essentiel, l’homme est ce qu’il cache : un misérable petit tas de secrets ; »
2 Si bien même qu’avec l’actuelle « libération des mœurs, et des moins dignes, au prétexte d’enrichir la connaissance de tout l’homme, il en vient à recenser ses basses vilenies, ses honteuses jouissances, ses transgressions coupables, comme ce pédophile auto-satisfait relatant chez Pivot ses dragues de jeunes dans des piscines… Le Journal de soi « littéraire » ne cherche plus alors qu’à racoler les lecteurs distingués en quête de curiosités excrémentielles ou de porno intime.
Illustration :
Extraits du Journal d’André Gide (« à la façon de » par Georges-Armand Masson)
1er janvier 1947
L’An nouveau m’apporte une surprise agréable : en recherchant un manuscrit, dans une vieille valise oubliée au fond d’un placard, j’ai retrouvé mon gilet de laine. On devrait toujours vider complètement ses valises au retour d’un voyage. Si je l’avais fait, je n’aurais pas été privé de mon gilet de laine pendant six longues années.
Je tenais énormément à ce gilet. Bien qu’acheté d’occasion, il m’avait loyalement aidé à lutter contre le lumbago et les douleurs intercostales. Je ne lui reprochais que d’être un peu court par derrière et de ne me protéger point les reins. Mais rien n’est parfait en ce monde, comme dit ce personnage d’Agatha Christie, dans L’Homme au pull-over beige.
Je poursuis avec ravissement la lecture, dans le texte anglais, de ce livre étonnant, dont certaines pages rappellent les Conversations avec Goethe, d’Eckermann.
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On annonce que le métro et les autobus vont encore raugmenter. Légère hésitation de ma plume au moment d’écrire ce mot. Certains y voient une faute de français. Pourtant, ne dit-on pas « rabaisser », « rajuster » « remonter » ? Pourquoi, seul, raugmenter serait-il condamnable ?
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J’ai accroché mon gilet de laine au dos d’une chaise, devant la salamandre, pour le faire sécher, car il sent un peu le moisi, à la suite de son long séjour dans un placard humide.
De temps en temps, j’interromps ma lecture pour le regarder avec ravissement.
2 janvier
Fort mal dormi malgré le Codoforme et le Gardénal. Mes démangeaisons, qui s’étaient calmées la semaine dernière, m’ont repris. Impossible de fermer l’œil. J’ai passé une bonne partie de la nuit à méditer sur ce retour du gilet prodigue, qui est bien la plus étrange histoire qu’on puisse imaginer.
Si je m’en rapporte au témoignage de mon Journal, c’est à Nice, en faisant la queue au seuil d’un cinéma, que j’avais constaté la disparition de mon gilet. Mes notes sur l’incident (il se passait le 7 décembre 1941, à dix heures quarante-cinq) ont la précision d’un procès-verbal de police : « Sitôt passé le guichet, je m’aperçois que j’ai laissé tomber mon chandail grenat. Curieux ce que l’on peut s’attacher aux objets. (Dommage que cela n’entraîne pas la réciproque). La perte de ce gilet de laine me cause une douleur très vive. Je le sens s’arracher de mon bras. J’ai averti le sergent de ville, la préposée au vestiaire, mais nul espoir de revoir mon linge. Un gilet de laine, aujourd’hui, c’est de trop bonne prise… »
Il faudrait donc que, le 7 décembre 1941, à dix heures quarante-cinq, j’eusse été victime d’une hallucination ? ou bien, ce qui serait plus vraisemblable, mon gilet m’a-t-il réellement faussé compagnie ce jour-là et, plus tard, est-il revenu, poussé par la nostalgie ou par le remords ?
Pour échapper à l’obsession de ce mystère, je m’efforce de travailler à mon second article, pour Le Figaro, sur la « Défense de la Langue française ». Mais ce ne va pas. Ma plume crache. L’encre est mauvaise. Et je n’ai sous la main que du papier quadrillé, qui a toujours un effet désastreux sur mon imagination. Je ne peux écrire quand je suis guidé par des lignes. Besoin de liberté, de liberté totale. Horreur du conformisme et de voir ma pensée captive derrière ce grillage.
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La radio annonce que la température restera stationnaire dans la région parisienne. Puisse-t-elle dire vrai !
3 janvier
La lecture de livres anglais dans le texte original a ceci d’agréable qu’on n’y trouve point, ou peu, de fautes de français. Cette pensée est à développer.
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Parcouru quelques pages du Journal de M… C’est vraiment agaçant. Il ne parle que de lui-même. Et que de détails insignifiants !...
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Moins de démangeaisons pendant la nuit. J’ai lu ce matin, d’un bout à l’autre, dans une sorte d’enchantement, un second roman d’Agatha Christie, La Mystérieuse affaire de Styles. Quel beau titre pour un article dans le Figaro. Ces petites controverses sur la langue française m’amusent beaucoup. Dans mon courrier, une lettre d’un évêque, fulminant contre les journalistes qui fond de « sortir » un verbe transitif : L’Amérique sort un nouveau modèle d’avion… L’individu sortit son browning… Je sortis vingt sous de la poche de mon gilet… Déjà, il y a trente ans, Émile Faguet dénonçait la faute : je sors Azor. Pourquoi ne trouve-t-on pas dans de bons auteurs l’expression : Sortez-le ! Et j’ai plus d’une fois entendu Mélanie me dire : je vous ai sorti de l’armoire des caleçons propres.
Tout à l’heure encore, elle m’a dit : « Je vois que Monsieur a ressorti son gilet de laine ! »
Qui croire ?... À propos du gilet de laine, je retrouve dans mon Journal, à la page 167 : avait fait, auparavant, déjà quelques tentatives de départ. Aussi le surveillais-je de très près. On sent si bien quand un objet se détache de vous, veut vous quitter comme un enfant qu’on ne tient plus en main, qui s’émancipe. Un instant d’inattention, et le tour est joué.
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Il a plu pendant une bonne partie de la journée.
4 janvier
Il est rare qu’un écrivain éprouve quelque agrément à être raillé.
Je lisais hier un article d’un humoriste. Je ne l’ai pas trouvé drôle Ce qu’on nomme « esprit » est une chose horripilante.
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Mes progrès en anglais, depuis quelques jours, sont remarquables. Peut-être dois-je en attribuer le mérite à mon gilet de laine. Je l’ai mis sur mes épaules. Il me gratte un peu aux aisselles, mais il me tient chaud, et je travaille toujours mieux quand j’ai chaud, surtout en hiver.
J’avance aussi lentement dans l’étude du français. Étonnant ce qu’on peut commettre de fautes quand on ne fait pas attention. En recherchant dans mon Journal une note sur le position de Nietzsche à l’égard du christianisme, je tombe, page 151, à la date du 13 novembre 1939, sur cette ligne : Il y aura lieu de ressortir ce texte plus tard. Je me suis empressé de téléphoner à Gallimard pour qu’il fasse sauter cette phrase dans les futures éditions.
Quelle démangeaison m’a pris d’écrire ces articles sur la langue française ? Tous les matins, maintenant, je reçois un courrier fou.
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Dans mon dernier article, j’ai écrit : « Comment se fait-il que notre langue, nonobstant, se corrompe ? » Un receveur des postes prend un malin plaisir à me mettre en boîte, au sujet de ce « nonobstant » qu’on ne doit pas employer tout seul. « C’est, dit-il, du style gendarmique. » Il eût fallu que j’écrivisse : « Ce nonobstant » ou bien « Nonobstant cette circonstance. »
Je ne m’en rappelais pas. À partir de dorénavant et de désormais, je n’emploierai plus ce mot, malgré qu’il soit joli, dans le but d’éviter des critiques et de façon à ce qu’on ne puisse pas dire que je ne cause pas français correctement.
Il faudra que je revoie cette phrase mot par mot avec l’aide du Littré, car j’ai l’impression qu'il y a une faute ou deux, peut-être davantage. Mais où se procurer un Littré ? Cet ouvrage est aujourd’hui hors de prix.
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Je me félicite de n’avoir à aucun moment succombé à la tentation d’acheter un autre chandail. C’eût été de l’agent inutilement dépensé : je me trouverais aujourd’hui à la tête de deux gilets de laine…
(Jeudi du Songeur suivant (312) : « L’ÉGLISE ET LA BÊTE » )
(Jeudi du Songeur précédent (310) : « LA NOSTALGIE, RETOUR VERS L’AVENIR » )