J’ai parfois imaginé – au risque qu’on m’y invite – d’écrire l’histoire de ma vie, bien que ma vie, au premier coup d’œil, soit sans histoire.
Pourquoi ma réponse est-elle d’emblée négative à l’idée d’entreprendre mon autobiographie1 ? Parce que j’y pressens la tentation d’une imposture, quelle que soit la sincérité et l’honnêteté qu’on veuille y manifester.
C’est une chose que de coucher sur le papier quelques souvenirs pour se remémorer certains épisodes, se re-projeter dans ce qu’on a vécu, fantasmer sur soi, revivre des joies, déplorer ses malheurs, « chanter » ses nostalgies. Ce qui n’est déjà pas sans danger de trahir sa propre vérité en se faisant témoin de soi à soi, en réinventant ce qu’on a vécu par le seul acte de le recomposer, en fouillant son for intérieur, confiant que nos amis ou familiers, clandestinement, feraient bon accueil à cette version manuscrite d’un vécu dont ils n’ont observé que les apparences.
Mais c’est une tout autre chose que d’entreprendre, « officiellement » si j’ose dire, son autobiographie, ce récit d’une vie à la première personne, dont la mémoire, même si elle est d’une exactitude absolue, et aussi complète qu’on peut le souhaiter2 ne peut pas échapper aux prismes mensongers du genre toujours plus ou moins « littéraire » dans lequel il s’inscrit.
Et d’abord, dès qu’on prend la plume pour narrer son existence, on postule que cette vie vaut la peine d’être contée, ne serait-ce que pour s’en persuader. C’est un a priori tendancieux favorable, et tel qu’on manque également à l’objectivité si on veut l’inverser : quand bien même je raconterais mon histoire pour me plaindre de mes malheurs, ou faire le procès de la façon dont je l’ai ratée, je préjuge que c’est intéressant pour un lecteur. Même si je me plais à peindre le méchant homme que je suis ou prétends être, je me livrerai à un jeu littéraire, me faisant alors l’imposteur du « moi-m’aime »…
Bref, l’autobiographe sera toujours piégé par une sorte de narcissisme fonctionnel qui l’amène à « mentir-vrai » plus ou moins habilement : c’est la loi du genre. Et ce genre conduit ou même oblige à la plus subtile des impostures : l’imposture de soi-même. Explicitons brièvement les trois « prismes mensongers » qui s’imposent à lui :
1/ En raison du principe même de la chronologie, le rédacteur est conduit à présenter sa vie comme un itinéraire signifiant, doté d’un sens naturel préexistant depuis le début, depuis son berceau – cette fête entourée de fées, jusqu’à sa mort à venir – cette fameuse fin de la vie, au double sens du mot « fin », qui faisait justement dire à Malraux : « La mort transforme la vie en destin. »
Toute vie n’est-elle pas sans pareille, unique, incomparable, semée d’exploits, et à célébrer comme telle ! J’ai encore en mémoire, concernant la biographie des « grands auteurs » de notre Histoire littéraire, la Flèche de leur existence que les manuels « Castex et Surer » faisait figurer en bas de première page, schématisant en une marche historique les dates de leurs publications ou les phases de leur existence comme des étapes obligées de leur ascension, depuis les premiers succès jusqu’au « chant du cygne ». Ainsi balisée, la simple vie de l’auteur donnait l’impression qu’il était l’auteur de sa vie.
Et cette visée demeure sans doute l’impensé de tout projet autobiographique, si difficultueuse qu’ait pu être l’existence à raconter. Qu’on le veuille ou non, l’acte de prendre la plume postule que cette existence que je raconte vaut la peine d’être racontée parce qu’elle valait peine d’avoir été vécue, même si je la raconte pour m’en plaindre, faire le procès de la façon dont je l’ai ratée, ou compromise. Même s’il se calomnie pour jouer les méchants, l’autobiographe ne manquera pas d’en ciseler la Statue…
2/ Comme genre narratif, proche du romanesque, la biographie raconte l’histoire d’un personnage central, fût-ce soi-même, qui se trouve structurellement en position de héros en quête de sa propre vie, au fil d’événements qu’il traverse, tantôt comme victime involontaire, tantôt comme maître qui les a choisis. Mais un narrateur n’est pas seulement quelqu’un qui constate des faits naturels se révélant comme des événements : sa fonction est précisément de choisir, ordonner et valoriser ces faits pour les traiter en événements. « Ça se lit comme un roman » dit-on d’une biographie réussie. Dès lors, l’autobiographe qui désire faire lire son histoire va devoir événementialiser les données de sa propre existence. Il n’est pas seulement le « héros » de son histoire, il est un rédacteur qui doit héroïciser son vécu, et faire de sa relation écrite un bon scénario (comme s’il programmait l’éventuel film qu’un cinéaste ferait de la légende de sa vie, à incarner par un futur acteur doué).
3/Cette relation, enfin et surtout, puisqu’il s’agit d’une auto-biographie, se fait à la première personne. L’auteur dit « JE », et les ambiguïtés de ce « JE » méritent d’être scrutées : son innocent stratagème consiste en effet à faire fusionner l’outil grammatical qu’est la « première personne » avec la réalité psychologique qu’on nomme l’ego, qui est sa « personne première ».
Le seul acte de dire « je », comme si « je » équivalait à « moi », ne cesse de modifier, inventer, falsifier, par le flou imprécis de sa polysémie fonctionnelle, l’expression sincère de soi qu’on croit vouloir transmettre à l’interlocuteur, ne fût-il que soi-même : car c’est à soi, hic et nunc dans son cabinet de travail, qu’un autobiographe se raconte d’abord.
Ainsi, le moindre énoncé qu’on attribue à son ego se trouve manipulé par le processus même de son énonciation.
Prenons un exemple. Si je dis Je suis heureux c’est un constat apparent ; mais ce peut-être aussi une affirmation dont je veux persuader un vis-à-vis, ou m’auto-persuader (je pourrais dans ce cas insister par exemple en disant : « Finalement, je suis heureux ».
Quoi qu’il en soit, l’énoncé « je suis heureux » implique en lui-même la présence de deux réalités du « moi », le « je » qui parle et le « je » qui est. Le « je qui parle » porte un jugement de fait ou de valeur sur le « je qui est ». Le « Je » de l’énonciateur, dans une autobiographie, ne cesse donc d’interférer sur l’objet de son énoncé, lui-même, son propre ego : il va constater, traduire, juger voire créer ce « moi » dont il parle. Cela se complique si notre phrase initiale devient par exemple : « Je crois que je fus un enfant heureux. » Son énoncé (le bonheur de l’enfant qu’il n’est plus) implique alors en effet trois niveaux d’expression du « moi » : le moi qui parle aujourd’hui, le moi qui croit cela maintenant, et le moi qui fut ce qu’il fut. Quel vertige soudain ! Car peut-être bien que ce « Je » d’aujourd’hui n’est plus que le moi « vieillard » qui veut croire et faire croire qu’il a été un enfant heureux, et qui se plaît à rêver que cet enfant est encore là, présent en filigrane en son âme, partie intégrante et constitutive de son « moi d’aujourd’hui »…
Faut-il insister ? Comment voudrait-on qu’une autobiographie ne soit pas foncièrement mensongère ?
Elle n’est souvent que l’un des derniers sujets d’inspiration d’un graphomane qui n’a plus rien à dire…
Il est un âge où il est grand temps qu’un écrivain sérieux, supposé modeste, sache apprendre à se taire.
Ce qui pourrait m’arriver.
Le Songeur (06-10-2022)
1 Je traite ici de l’autobiographie globale, comme genre risqué ; personnellement, je n’ai tenté de me « dire », jusqu’à présent, que de façon factuelle et partielle, par exemple sur le sujet de ma « foi », à la fin de mon dernier livre, comme aussi sur mon choix d’être écrivain, dans mon premier blog, en 2008, sous le titre « écrire, c’est faire signe » :
http://larbremigrateur-fb.blogspot.com/2008/07/itinraire-dun-crivain-1-crire-cest.html
2 De même qu’il n’y a pas d’intégrale de ce qu’un écrivain a écrit, il n’y a pas et ne peut y avoir d’intégrale de ce qu’on a vécu…
Ô tout l’infini qui se perd lorsque meurt le moindre des êtres !
(Jeudi du Songeur suivant (305) : « LE BONHEUR N’ATTEND PAS » )
(Jeudi du Songeur précédent (303) : « MARC VOLONTAIRE » A VÉCU )