S’il y a un message que j’ai reçu parce que je l’ai transmis, c’est bien celui de « Marc, volontaire », qui fut l’auteur (et le protagoniste) de l’un de mes livres, peut-être le meilleur, quoique n’étant pas de moi… si bien qu’il devint en 1977 la suite imprévue de « Marc, lycéen », dont la parution avait été programmée en 1976.
Voici ma vérité à ce sujet :
« Marc », volontaire, Étienne Couédel, de son vrai nom, acteur du Mouvement Frères des Hommes, dont j’ai l’honneur d’avoir été l’ami, et pour quelques mois l’alter ego, a rejoint d’autres cieux il y a une semaine1. Je ne peux que lui rendre hommage, en retraçant brièvement l’histoire de notre amitié.
En 1976 donc, le livre Marc, lycéen, que j’avais écrit, était sur le point de paraître. Professeur de français à Sèvres, dans la décennie post 1968, je vivais mon métier de transmetteur comme devant donner du sens, de la conscience et de la volonté de vivre aux élèves à qui je m’adressais. On a peut-être oublié que, si « mai 68 » cristallisa de folles espérances pour tant d’adolescents, les années qui suivirent furent un long désenchantement ponctué de crises pour beaucoup d’entre eux, parfois spectaculaires (suicides par le feu), parfois sourdes mais non moins réelles (mal être, fuite dans diverses addictions). Je ne pouvais ignorer cela en cours, je voulais contribuer au maintien en eux d’un idéalisme minimal, et pour le moins, tenter de les persuader – c’était ma formule à l’époque – de « croire en l’homme malgré l’homme ». D’où ce récit fictif, mais vraisemblable, d’un lycéen ayant réussi de justesse à échapper à la tentation du suicide, et qui concluait son aventure sur ces mots prometteurs : « Le monde est encore à bâtir, je suis jeune et je ne suis pas seul ».
Ayant achevé cette histoire où, quoique « prof », je m’étais projeté dans le vécu d’un de mes élèves, j’avais toutefois le sentiment que des paroles, même bien intentionnées ne suffisaient pas : il me fallait leur donner des exemples d’engagement humain réussi, dont l’expérience vivante pourrait constituer une suite réaliste à l’existence de « Marc », étant entendu que mon personnage désirait –tout bonnement – se rendre utile aux autres, bref servir l’humanité…
Or, dans les années 1960-70, la question du développement des pays pauvres était présentée internationalement comme une urgence du monde que je ressentais moi-même, d’où l’idée de faire vivre à « Marc » une expérience réussie de volontaire du Mouvement Frères des Hommes, dont René Dumont disait force bien. Je suis donc allé rue de Savoie soumettre mon idée et mon personnage aux responsables de cette ONG, centrée sur le « Tiers-Monde », lesquels acceptèrent ce projet bénévole.
Ma chance voulut qu’Étienne revînt alors d’une période de 3 ans consacrée intégralement à l’animation d’un village du Sahel, Piéla, en Haute-Volta (devenue Burkina-Faso). Il n’hésita pas à me donner son témoignage, m’aider aussitôt à relater dans ma « fiction » la réalité de ce qu’il avait vécu : une même ferveur pour la bonne cause nous unissait. Et cette collaboration, pendant 18 mois, allait être un labeur toujours aussi heureux que difficile.
À l’écoute d’un monde inconnu pour un « lettré » hors sol, je m’imprégnai avec ardeur de toute cette âme et cette animation qu’avait manifestées le volontaire Étienne – humble géant qui avait porté pendant trois ans sur place, au ras du sol, tout un village africain dont il avait fait en sorte que les hommes lui fussent frères.
J’enregistrais tout ; je rédigeais à la première personne, en tant que « Marc », tout ce qu’il avait fait, affronté, ressenti. Travail pour lui, travail sur soi : en écrivant, mon « je » devenait un autre, et cet autre était « lui ». J’avais à capter son être intérieur pour que son « âme » s’exprime comme spontanément à travers ma voix. On n’imagine pas qu’un tel travail d’écriture ou réécriture (re-writing) puisse opérer sur son rédacteur un décentrement de soi semblable, au sens propre, à une aliénation consentie, où l’on s’oublie en tant qu’ego pour devenir alter ego. Ainsi naquit une Amitié d’autant plus authentique qu’Étienne ne manqua pas de me livrer directement des extraits de son journal de bord qui suscitaient des échos en moi-même, m’aidant à mieux retentir à ce que je devais faire ressentir.
Le façonnement de ce livre fit ainsi fusionner le meilleur de ce que nous pouvions chacun trouver en nous-même, façonnant du même coup une amitié indéfectible dans laquelle la référence au Nazaréen avait sa place. De sorte qu’à sa parution, le fait est que nous ne savions plus trop qui avait écrit quoi, de « François Brune » (le « je » rédacteur) et de « Stéphane Goury » (le pseudo du protagoniste dont l’expérience est rapportée). Quand on nous lit, quelle que soit la page, mes amis me reconnaissent et les siens le retrouvent.
Par la suite, Étienne reprit du service en Haïti, dans la lutte incessante contre l’érosion des terres, sans jamais se vanter de son labeur quel qu’il fût. Laissons lui la parole qui dit simplement l’essentiel à ses yeux : « Frère des hommes m’a donné tous les moyens de faire preuve d’humanité pour des gueux qui, eux, n’avaient rien reçu en partage : ni eau, ni arbres, ni charrues. »
Le Songeur (29-09-2022)
Notes :
1 Depuis quelques années, chaque « Rentrée » de septembre m’apporte la nouvelle du décès d’un ami. Ceux qui demeurent vont finir par prendre peur, et moi aussi.
2 Pour en savoir plus sur Étienne et notre commun projet, on se reportera au grand livre qui rapporte les expériences d’une trentaine de Volontaires des années 1970-1990 : LE MOUVEMENT FRÈRES DES HOMMES, Les acteurs témoignent, pp.159-178 Parangon, 2011.
Vous pouvez en relire ma présentation ici.
(Jeudi du Songeur suivant (304) : « POURQUOI JE N’ÉCRIRAI PAS MON AUTOBIOGRAHIE… » )
(Jeudi du Songeur précédent (302) : « UN BÂTARD NOMMÉ JÉSUS ? » )