Le tragique domine notre monde et nourrit ce qu’on appelle la culture.
Songeant que la littérature naît du malheur humain, je me suis souvent demandé quelle peut être, dans notre culture occidentale, la figure la plus pertinente de l’Homme souffrant ?
Prométhée, livré aux vautours dévorants, pour avoir dérobé aux dieux les pouvoirs suprêmes de l’Homme ? Sisyphe, héros de l’espérance inutile, dont Camus célèbre pourtant la paradoxale fécondité ? Job, qu’un Dieu jaloux livre (par amour ?) à d’impensables épreuves peaufinées par Satan ?
Ou un certain Jésus de Galilée, considéré comme Dieu incarné par deux milliards d’êtres humains, et dont Pascal – autre figure sublime de notre humanité – médite l’étrange agonie, au jardin de Gethsémani, la veille de sa mise en croix, selon l’Évangile de Matthieu (XXVI) ?
Voici donc aujourd’hui une évocation sur laquelle je reviens, 7 ans après une première version parue en avril 2014. Rien ne change !
Dans le texte « Mystère de Jésus » (Pensées, 553, éd. Brunschvicg), Pascal évoque en effet les souffrances morales du Christ avec une telle intensité qu’il entre en compassion avec « Lui », puis nous donne à entendre la « réponse » de Jésus, venant calmer l’inquiétude d’un croyant qui a peine à ne pas se sentir responsable. Voici quelques extraits significatifs de cet échange :
Pascal :
Jésus :
Pour le croyant, ce texte éclaire le mystère de la rédemption : il donne sens aux souffrances de Jésus-Christ, et valeur à celles de tout homme. Assumée, la communion dans la souffrance contribue au salut de l’Humanité : « Il faut ajouter mes plaies aux siennes, et me joindre à Lui, précise Pascal, et il me sauvera en se sauvant ».
Pour l’athée, cette vision est choquante, délirante, doloriste : si lyrique soit-elle, elle est beaucoup trop culpabilisante pour n’être pas irrecevable.
Mais qu’en sera-t-il pour l’humaniste agnostique, ni croyant ni incroyant ? En la personne de Jésus, Pascal exprime avec une prescience aiguë, le drame universel de l’Homme qui souffre. Et notamment la destinée du Juste injustement traité. Si en effet dans ce texte on remplace « Jésus-Christ » par « l’Homme souffrant », on lui trouvera, me semble-t-il, une dimension propre à toucher tout être qui se sent capable de fraternité.
Le Juste – quel qu’il soit – soudain frappé par un châtiment injuste, disproportionné, ne se sent-il pas délaissé seul à la colère de Dieu ? Quel innocent, attendant la mort dans sa cellule, n’éprouve infiniment cette peine et cet abandon dans l’horreur de la nuit ? Combien d’êtres humains meurent dans la détresse spirituelle de ne savoir pourquoi ils vont mourir, et dans leur glaciale solitude, bien avant leur trépas, ont déjà la mort dans l’âme ?
Le Juste injustement traité, quelle que soit son énergie morale, aspire au réconfort d’autrui ; il appelle la présence attentive de ses amis, il voudrait « de la compagnie et du soulagement de la part des hommes » ; mais ceux-ci dorment, quand il faudrait veiller !
*
Alors éclate, face au tragique humain, l’appel à tous les hommes de bon vouloir : Jésus est en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. L’Homme souffrant est en agonie jusqu’à la fin du monde ! Vérité qui vaut pour toute personne et pour toute communauté humaine. Mais comment veiller « pendant ce temps-là » ? Que signifie ne pas dormir ?
Ne pas dormir, pendant cette agonie qui ne finit pas, c’est chaque jour enrayer par des actes de vie toutes les forces ou pulsions de mort qui nous blessent, c’est se donner des moments de joie contre toutes les racines de la frustration, c’est poser des gestes de paix ou de compassion à l’égard de tous les souffrants du monde, c’est oser des actions politiques minimales ou maximales contre toutes les sources d’injustice ou d’inégalité. Ne pas dormir, c’est œuvrer à l’essor des êtres, dés-enténébrer les consciences, animer les cœurs, donner sans fin du Sens à l’agonie elle-même (agonie, du grec agôn, signifie « combat »). Ne pas dormir, et bien malgré soi, c’est relier sa propre souffrance à celle des hommes, puisqu’elle nous apprend à compatir dans la mesure même où nous avons dû pâtir… C’est un programme d’anti-désespoir, c’est un projet d’Espérance en l’être humain : La plus haute forme de l’espérance, dit Bernanos, c’est le désespoir surmonté. Car le Juste sait bien qu’on ne peut guère panser la moindre blessure de l’Humanité sans qu’il nous en coûte quelques larmes…
Le Jésus de Pascal est le Juste suprême. Il va jusqu’à comprendre que ses amis puissent ne pas comprendre. Il s’avoue peut-être qu’il n’aurait pas reconnu - avant de l’éprouver lui-même - le caractère irréductible, de cette épreuve qu’on nomme déréliction. Ainsi l’Homme souffrant, du fond de sa solitude, entre-t-il en sympathie avec l’indifférence des autres : il les perçoit d’un point de vue quasi divin, dans leur être et dans leurs limites, il espère qu’ils comprendront tout cela sans doute un jour, mais plus tard, à l’heure de leur propre mort peut-être, et qu’il est inutile de vouloir hâter ce qui ne doit venir qu’à son heure. Le Juste garde donc son amitié à ses amis même qui échouent à l’aimer.
Ce Juste est-il un Dieu qui s’est fait homme, comme le croit Pascal, ou un Homme exprimant la part divine qui est en lui, au risque de rencontrer Dieu au cœur de sa souffrance ? Je ne sais pas. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. Ne t’inquiète donc pas », dit-il. Ces paroles de l’Homme souffrant, à ce niveau de douleur, révèlent sans doute le mystère de l’être, la présence en lui de cette « conscience, instinct divin » dont parle si justement Rousseau.
Ne t’inquiète donc pas !
S’inquiéter, au sens classique, c’est ne pas savoir rester en place, toujours bouger en quête de chimères. Ne t’inquiète donc pas : ne t’agite pas inutilement, car ta vie est pleine de sens, même si tu ne les reconnais pas. Ta vie déborde de fécondités, même si tu ne peux les mesurer. Voilà ce que nous dit le Jésus de Pascal…
Si la méditation de Pascal ne suffit sans doute pas à élucider le mystère de la souffrance, elle en établit du moins le paradigme : l’abandon à la colère des choses, la solitude vis-à-vis des hommes, la détresse spirituelle (la « mort dans l’âme »), l’urgence du combat, la saisie douloureuse en soi-même de cette part divine qui sait comprendre autrui de l’intérieur… Et cette paradoxale sérénité vécue par certains Justes, alors qu’ils touchent le fond de l’infinie souffrance.
L’homme contemporain trouvera-t-il là un peu de Paix, un peu de Sens ? Je n’en sais rien. À chacun de s’interroger. Dans le naufrage de nos souffrances quotidiennes, le texte pascalien m’apparaît, malgré mes résistances, comme l’une de ces boîtes noires qui pourraient éclairer un peu de cette catastrophe, le tragique, qui finit le plus souvent par nous arriver.
Et qu’on n’a pas fini de déchiffrer…
Le Songeur (01-04-2021)
(Jeudi du Songeur suivant (262) : « DES LETTRES ET QUELQUES CHIFFRES… » )
(Jeudi du Songeur précédent (260) : « LE VIRUS DU REGARD, ANTIQUE PANDÉMIE… » )