[La Préhistoire est un éternel recommencement]
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Dans un bourg assez calme, à l’aube de notre ère, un paysan traversant la forêt la plus proche fut surpris, un soir, par un fou qui s’était égaré dans les bois. Celui-ci fit brutalement irruption, regarda intensément le villageois, puis disparut dans un fourré avec un grand éclat de rire hystérique et triomphal.
Peu après, le paysan fut pris d’un mal mystérieux, languit, dépérit, jusqu’au jour où il sentit le besoin impérieux d’aller se cacher dans un taillis. Et là, entendant le pas d’un bûcheron, il jaillit devant lui, le foudroya des yeux, et s’en revint chez lui, provisoirement guéri de son mal mystérieux.
Quant au bûcheron atteint de cette œillade radioactive, ce fut bientôt son tour de sombrer dans la plus cruelle des léthargies, jusqu’à ce que lui-même put, en le clouant des yeux, l’inoculer à un vagabond de passage… lequel n’échappa à une mort affreuse ou à la paralysie chronique qu’en reproduisant sur quelque autre citoyen la scène dont il avait été victime.
Mais comme on l’imagine, ces cas restaient isolés, et toutes les victimes n’avaient pas la chance de s’en tirer à si bon compte. Beaucoup d’entre elles se mirent à errer en vain, sans parvenir à guérir par la seule transmission du virus diabolique.
L’opinion publique, — il en existait un embryon en ces temps quasi préhistoriques — n’en fut que plus désorientée par ce début de pandémie locale. On comprenait bien qu’il suffisait à n’importe qui d’être regardé pour attraper cette étrange maladie, et le malade s’en sortait parfois en jetant sur autrui une œillade sciemment perverse, qui lui valait d’échapper au pire en passant le relais. Mais cette issue restait aléatoire, d’autant que les chanceux provisoires n’en demeuraient pas moins sous la menace de nouveaux regards contagieux…
Dépassées, les contaminations traditionnelles, par l’air qu’on respirait ou le contact d’épidermes intimes ! Le mal pouvait désormais se transmettre par un simple clignement d’yeux, parfois même bien intentionné. L’existence de la communauté villageoise tout entière était en péril !
Pour sauver sa peau, chacun entreprit d’instinct de se cacher des prunelles d’autrui, tout en lançant préventivement des coups d’œil à la dérobée, dans un esprit d’autoprotection offensive-défensive. L’angoisse engendrait l’hostilité, l’hostilité se mua en panique. Tout le monde se mit à fuir et à traquer tout le monde. Et ce fut l’hystérie dans toute la « cité » non encore tout à fait « citoyenne ».
Les autorités primitives, bien que leur démocratie ne fût encore elle-même qu’embryonnaire, éprouvèrent après un certain temps d’attente comme le devoir de réagir. Comment survivre à ce fléau ? Il fut alors résolu de tenir une grande assemblée, par une nuit sans lune, où chaque participant fut sommé d’assister muni, sous peine de mort, d’un bandeau sur les yeux.
Comment survivre à ce fléau ?
Le débat fut vif, mouvementé, désespéré. Certains, qui se croyaient atteints du mal, furent même sur le point d’ôter leur masque visuel pour foudroyer les autres. On les en dissuada en leur ôtant la vie. Et puis, l’esprit civique faisant ses premiers pas, on ne tarda pas à imaginer une solution radicale, quoique cruelle : supprimer les regards. Comment cela ? En crevant les yeux de la plupart des gens, et notamment des nouveau-nés, avant que la contagion ne devînt massive. C’était, pour les savants de l’époque, comme une première approche d’un concept qu’on nommera plus tard « vaccin ».
Encore fallait-il, courageusement mettre en œuvre la réalisation d’un tel projet. Ce qui n’allait pas, concrètement, sans poser de sérieux problèmes.
D’abord au plan technique : les apprentis-chirurgiens chargés de l’opération, ayant besoin de voir clair, ne risquaient-ils pas de contaminer les patients ? Dévisager, c’était assassiner, et la contagion de quelques-uns — devenant vite exponentielle — eût suffi à ruiner toute la stratégie initiée, devenue contre-productive.
Mais surtout, l’opération buta sur une question de principe que formula l’un des plus sages des Anciens : « Il est impensable, de fonder l’avenir de notre République sur l’aveuglement des citoyens ! ». Imparable !
L’Homo étant en voie de devenir Sapiens, l’effet de cette formule fut tel qu’il emporta l’adhésion du grand nombre, et notamment de ceux qui voulaient faire croire qu’ils croyaient à la République.
Les plus sages conduisirent alors l’assemblée à une solution plus pragmatique et moins suicidaire : obliger les gens à se voiler la face dès qu’ils feraient leurs affaires ou leurs courses. En privé, chacun ferait ce qu’il voudrait, tout en restant prudent. En public, hommes et femmes porteraient le voile…
Certes, le voile oculaire ne suffit pas à éradiquer le mal ; mais il permit toutefois d’en freiner l’expansion.
Chacun apprit à se déplacer en aveugle, et à reconnaître en les palpant ses voisins, ses voisines, ses amis et amies.
On ne se regarda plus, ou de moins en moins, ce qui ne manqua pas de renouveler le charme des relations.
« Humez-vous les uns les autres », répétaient les orateurs et les sages.
Et l’on s’aperçut qu’en bannissant le sens de la vue, le peuple pouvait revenir à la franche communication directe par le corps, au grand dam des clercs primitifs qui voulaient dès cette époque intellectualiser l’espèce humaine. Paradoxalement, le puritanisme des yeux avait fait oublier le puritanisme des corps.
-2-
À l’autre bout de la province ou de la planète, on ne sait pas trop, dans les montagnes, se trouvaient alors des amas d’autres bourgs aussi tranquilles, quoique plus peuplés, dont les habitants vivaient plus ou moins en circuit fermé, selon l’adage qui allait se répandre : « Pour vivre heureux, vivons cachés ».
Or, il advint qu’un certain hiver, les villageois les plus sédentaires de cette région furent atteints d’une langueur pernicieuse. Bien que correctement chauffés et substantiellement nourris, ils dépérissaient sans raison.
C’était surprenant. Les guérisseurs locaux y perdaient leur latin. Les malades désespéraient.
L’un d’eux, à bout de forces, décida enfin de sortir malgré le froid et de frapper à toutes les portes, en quête de plantes ou de médicaments, dans une ultime tentative de survie. C’était insensé. Personne ne disposait de remèdes. Personne non plus n’était vraiment en état de dispenser des soins. Et cependant, voilà qu’au fur et à mesure que notre malade se montrait à ses voisins les plus proches, puis les moins proches, puis à tant d’autres inconnus, il se sentait revenir à la vie.
Il se reposa un ou deux jours. Puis refit l’expérience, imité en cela par sa tante et son neveu. Et tous trois prirent peu à peu conscience que c’était d’être vus, et plus précisément regardés par d’autres humains sapiens, qui les faisait revivre. Contrairement à ce qui se passait dans la région précédemment évoquée, ce qu’aucun supposé « savant » de cet âge antique n’eût pu comprendre ni même concevoir, les mêmes radiations du regard contagieux qui tuaient là-bas, avaient ici un pouvoir régénérateur. Comme la « radio activité », l’action du virus du regard se révélait ambivalente.
Très vite, dans notre lieu privilégié, la bonne nouvelle se répandit. Les plus engourdis se ranimèrent. Les vieux sortirent de leur tanière pour retrouver quelque vigueur. Et les plus jeunes, que la maladie dégénérescente n’avait pas encore touchés, se mirent à se montrer à leur tour, pour bénéficier d’un surcroît d’élan vital.
Ce bain de jouvence, par exhibition mutuelle, avait évidemment quelque chose de miraculeux. Si miraculeux et plaisant que nos villageois locaux s’y adonnèrent avidement, en en variant les modalités. On voulait savoir ce qui était le plus vivifiant : se montrer en entier, bien couvert de sa peau de bête, exposer simplement tel ou tel aspect partiel de sa personne, se déshabiller plus ou moins, et pas seulement à une personne à la fois, etc. Tout fut donc essayé pour tester l’effet sur soi du regard des autres, familiers ou lointains, étrangers ou inconnus.
Il ressortit de ces expériences qu’il était plus revigorant d’apparaître nu que vêtu, que l’effet était plus vif sur une partie de soi que sur la totalité de son être, et qu’enfin, plus on s’approchait des yeux voisins, plus la renaissance était intense.
En même temps, les impressions que l’on ressentait étaient si vives qu’on était pris d’un désir intense de les renouveler, à un rythme de plus en plus soutenu.
Les conséquences ne manquèrent pas d’affoler les plus sages. La cité certes devenait plus vivante qu’elle ne l’avait jamais été, mais la frénésie avec laquelle les citoyens ragaillardis s’exhibaient et s’agglutinaient, dans des tenues de moins en moins « habillées », les conduisait – ô effet pervers !– à s’aveugler mutuellement. Chaque regard libre était pris d’assaut ! On voulait tant être vu qu’on ne savait plus comment regarder, et l’eût-on voulu que les yeux des uns et des autres ne pouvaient plus voir, obstrués par tous les amas de corps en gros plan qui leur bouchaient mutuellement la vue.
L’exhibition collective et la cécité culminaient en même temps.
Les « Homos sapiens » locaux, eux aussi en marche vers l’irrésistible démocratie qui générait des autorités dans toutes les tribus primitives, virent bien sûr celles-ci s’alarmer un moment devant de tels débordements. Mais voici qu’éprouvant elles aussi quelques plaisirs, et non des moindres, à cette partouze généralisée, on renonça vite à prendre des mesures qui s’imposaient, et dont on ne voyait pas très bien à quoi elles pourraient conduire.
Toujours est-il que, concrètement, après maintes commissions d’enquêtes et consultations d’experts, la politique à laquelle les gouvernants aboutirent tint en un seul mot d’ordre : « piloter à vue ».
Tant il est difficile de mirer le visage de l’avenir quand on a de la fesse plein les yeux.
-3-
Mais comme il se trouve que la Terre était déjà ronde, donc propice aux migrations, quelques décennies à peine après que se fussent produits les événements étranges que je viens de rapporter, ce qui devait arriver arriva.
Des commerçants qui sillonnaient les plus diverses régions du globe, venant à passer dans l’une et l’autre de ces cités en voie de civilisation, informèrent chacune d’elle de ce qui se passait dans l’autre.
Et c’est ainsi que bientôt, les malades du regard qui tue et les fous de l’exhibition qui sauve, après quelques ambassades et embrassades, se ruèrent violemment au contact les uns des autres.
Il s’ensuivit ce qui s’ensuivit.
Un tableau homérique, aux conséquences faciles à deviner.
Si faciles même que nous nous garderons d’épiloguer1.
Le Songeur (25-03-2021)
1 Selon certains préhistoriens, l’expérience fut tout sauf concluante. On chargea en vain les plus habiles des primitifs de l’époque de concevoir une machine de vision à distance, qui permît de satisfaire aussi bien ceux qui voulaient voir sans être vus que ceux qui désiraient se montrer sans regarder. Mais il était trop tôt pour qu’ils y parvinssent : il fallut encore des siècles et des siècles de « progrès » civils et d’émergence de la Conscience pour que l’Humanité mette au point une pareille invention, et lui donne le nom qu’on préfèrera taire ici…
(Jeudi du Songeur suivant (261) : « JÉSUS, FIGURE DE L’HOMME SOUFFRANT ? » )
(Jeudi du Songeur précédent (259) : « ET TOI QUI CROYAIS QUE DIEU T’AIMAIT ! » )