Avant de mourir de rire, il importe d’en répéter la scène : un bon acteur ne doit pas négliger sa sortie. Il doit en particulier travailler sa diction, et bien articuler son dernier soupir. C’est une question d’éthique professionnelle. Ce que n’a pas oublié notre magistral Devos*, vers la fin du 20èmesiècle…
Si l’on voulait définir son talent, on pourrait dire de Raymond Devos que c’est quelqu’un qui pousse toujours à fond la logique de son « discours », fût-ce le dernier. C’est en cela qu’il se révèle un grand maître du Songe, et beaucoup plus « réaliste » qu’on ne croit. Naïfs sont ceux qui s’exclament en l’écoutant : « Mais où va-t-il chercher tout ça ? ». Car les réalités imaginaires qui nourrissent ses sketches, il ne va pas les chercher très loin*: il lui suffit de saisir les aspects naturellement oniriques de notre quotidien, tels que les mots les traquent, en nous laissant « rêveurs ».
Par exemple, chaque jour, on appelle l’ascenseur sans crier, on boit un verre sans s’ensanglanter la bouche, de même qu’on estime, sans sourciller, qu’un bibelot coûte la peau des fesses, voire les yeux de la tête ! On rêve, ou quoi ? Mais aussitôt repérées ces bizarreries ordinaires, Devos en développe les virtualités avec une logique imparable, qui mène au délire. Et ceci dès ses premiers sketches (La mer démontée, Caen, Le Plaisir des sens, etc.)
Je pense donc je suis. Je pense à fond, donc je deviens fou.
Un homme arrive dans une station balnéaire, on lui déclare qu’il ne peut pas se baigner : « La mer, Monsieur ? Elle est démontée ! » Touriste conséquent, habitué aux merveilles de la technique moderne, il pose sans sourciller la question : « Ah bon ? Et vous la remontez quand ? ». En réalisme ordinaire, cela s’appelle positiver.
Autre épisode de démence quotidienne : un automobiliste se fait « piéger » dans un Rond point dont toutes les issues semblent en sens interdit ! Qui n’a pas déjà vécu cela ? Mais le voilà, comme nous, qui prend d’abord sa raison par le bon bout : « J’refais un tour pour vérifier. » Un citoyen politiquement correct, qui ne peut croire à une ineptie, en vertu de sa confiance dans le Réel, suspecterait une erreur de l’Administration ; mais voilà que l’histoire décolle de la réalité : toutes les sorties sont en « sens interdit ». Persistant dans la raison, notre citoyen interroge alors l’Agent de police qui, lui, ne s’étonne de rien et a foi dans le Règlement. Au conducteur qui lui demande « Mais alors, que dois-je faire ? », il répond en positivant : « Eh bien, tournez avec les autres ! »
Dans la foulée de ces propositions de bon sens, on doit tout de même se rendre compte qu’il est déraisonnable de parler d’un « bout de bois » alors qu’à l’évidence, il y a toujours deux bouts à un morceau de bois, ce qui demande au locuteur de préciser de quel bout il parle, lorsqu’il désigne la chose. Si bien que, plus on « coupe en deux » ce qu’on nomme un « bout de bois », plus les bouts se multiplient par paires, suivant alors ce qu’on peut appeler une logique « fractale », puisqu’elle naît d’une fragmentation. Ainsi procède la Raison devosienne.
En voici une autre production de choix.
Alors qu’un Chirac s’indignait, jadis, que l’on fît parler un mort dans une cassette qui l’accusait de corruption, Raymond Devos, lui, trouve tout naturel qu’une grande chaîne de télévision lui propose d’enregistrer son dernier soupir, pour mieux célébrer sa future mort : on l’assure que, dans un spécial show post mortem, parmi divers effets spéciaux, le choix de son « dernier soupir » fera un tabac. Pourquoi pas : rien n’est impossible au monde médiatique…
Comment alors réagit-il ? Naturellement, donc Absurdement : l’absurde, c’est la logique poussée à fond, y compris lorsqu’il s’agit d’enregistrer un dernier soupir. Raymond prend donc au sérieux la proposition de l’animateur : faute de pouvoir célébrer sa mort de son vivant, il accepte de pousser d’avance, en différé, un virtuel dernier soupir : « Ce sera toujours ça dans la boîte ». L’acteur se concentre alors, cherche au plus profond de sa corpulence un râle qu’il ex-pire littéralement sous nos yeux, en se penchant de plus en plus près du sol. Mais à peine se relève-t-il de ce « dernier soupir », au bord de l’apoplexie, que le metteur en scène lui demande avec un naturel très « pro » : « Vous pourriez le refaire en plus gai ? »…
Visiblement, Raymond n’était pas assez en forme pour parvenir à une meilleure prise : un « bon » dernier soupir, ça ne s’improvise pas… Il s’exerce donc à nouveau, comprime sa panse pour expectorer un souffle rauque, les yeux exorbités prêts à rouler sur les planches, tandis que le public lui-même retient son souffle… En vain ! Et cela, dix fois de suite.
À ce moment, coup de génie de l’acteur : toujours selon la plus pure logique médiatique, il a soudain l’idée de faire participer le public à son effort. « Un-deux- trois », et à « Trois », toute la salle poussera avec lui son dernier soupir. Le public est d’accord, le délire va exploser. La logique du rire se mue quasi en pousse-au-crime. Et en effet, le soupir collectif, magnifique-super-profond, est si convaincant que Devos, emporté par l’effet produit, au comble de la réussite, se plante soudain face à la salle, la tête penchée et l’attitude recueillie, pour esquisser cette oraison funèbre : « C’était un très bon public… » Et la salle, devenue une immense tombe, éclate de rire.
Mais le délire ne s’arrêtera pas là : s’il est risqué d’enregistrer un dernier soupir dont on peut ne pas réchapper**, il est sans doute plus sûr d’oser reproduire son premier cri de nouveau-né…. C’est à ce que, toujours logiquement, Raymond va s’employer au fil du spectacle, entraînant la salle à jeter avec lui un rugissant cri primal qui fera oublier son dernier soupir.
À sa suite donc, jetez le vôtre.
Le Songeur (14-11-2019)
* Raymond Devos (1922-2006). Diplômes : Certificat d’études. A failli être élu à l’Académie française, où le sort a voulu que nous nous croisions un jour…
Le sketch que j’évoque ici est un moment de son « Olympia 1994 ». Conservez-le bien dans vos archives : faute d’un authentique « dernier soupir », vous disposerez quand même d’un excellent « avant-dernier soupir »…
** Avis aux praticiens de soins palliatifs qui se laisseraient emporter par un excès d’empathie.
(Jeudi du Songeur suivant (218) : « RETOUR AU SEPTIÈME CIEL » )
(Jeudi du Songeur précédent (216) : « DÉFAUT D’INHIBITION ? » )