L’inhibition, un demi-siècle après 1968 où il fut désormais interdit d’interdire, tenez-vous bien : cela existe encore, et c’est parfois même recommandé.
Un vulgaire prédateur sexuel, par exemple, ou de façon plus « raffinée », un notable harceleur au sein du monde médiatico politique, méritent sans doute l’un et l’autre une éducation sans complaisance les forçant à inhiber leurs pulsions, faute de les sublimer en prosélytisme politique ou religieux (celui-ci n’excluant pas forcément celles-là, on le sait).
Il est certes judicieux de reconnaître une vertu libératrice à la société « permissive » (le colonel Bigeard disait « spermissive »), au point que le vocable « inhibition » a fini par désigner la négation même de tout épanouissement. Mais il faut bien constater aussi que l’inhibition est encore à l’honneur dans l’éternel discours des pouvoirs, qui déplorent explicitement le manque « d’inhibition » ou de résignation dont seraient coupables les classes dominées, les opposants politiques, les usagers de certaines institutions, les grévistes qui manifestent, voire les malades eux-mêmes, nommés « patients », lorsqu’ils font preuve d’impatience… à l’égard du pouvoir médical.
Prenons un exemple facile à comprendre. Dans telle ou telle maison de santé médicale, où se pressent les patients du matin jusqu’au soir, les médecins à la chaîne peuvent difficilement consacrer plus de dix minutes à chaque « client », lequel a pourtant attendu trois-quarts d’heure en salle de patience, – je veux dire « d’attente ». Où est le « défaut d’inhibition » qui, dans ce cas de figure, nuirait au bon fonctionnement du système ?
Du côté du malade, dira-t-on, dont l’impatience est préjudiciable à tous et en particulier au rendement maximal d’une clinique médicale privée. Mais on pourrait aussi s’alarmer de la lenteur de tel ou tel praticien qui, au lieu d’adresser ses clients à divers spécialistes multipliant les examens, les interroge, non sans empathie, et les écoute décrire longuement leurs symptômes et leurs maux.
Je vois là un trait professionnel fort dommageable à cette industrie, par bonheur rarissime, qu’on pourrait nommer D.I.E.P : Défaut d’Inhibition d’Écoute du Patient. Le futur médecin bien formaté doit savoir diagnostiquer sans répit, à partir d’un dossier d’examens lambda, sans s’attarder à dialoguer, trahissant ce travers propre à la profession susdite : le DIEP.
Or, il se trouve que cette déformation professionnelle, si elle n’est pas stigmatisée sous cette appellation, est prévue dans le jargon des spécialistes, mais sous une autre forme, appliquée à leurs clients pour mieux les « responsabiliser »… Ceux-ci, en effet, en voulant trop se raconter, conduiraient le praticien, qui trop les entend, à tomber en DIEP. La prise en compte de ce handicap, se trouve donc évoquée en recourant à un autre énoncé, qui revient plus justement à incriminer le client : au lieu de parler d’un « DIEP » du spécialiste, on invoque le D.I.P. de son malade, je cite : Défaut d’Inhibition de la Parole*.
Hé oui, et j’en témoigne : je suis atteint de DIP ! Depuis un an exactement, la chose figure dans un compte rendu d’auscultation dont j’ai été l’objet, ou le « sujet » si l’on préfère.
Faut-il que je parle de mon cas, au motif que je le connais sur le bout des ongles ?
Tout a commencé par un compte rendu de consultation pour AVC où, tenez vous bien, j’ai été qualifié de « patient logorrhéique ». « Catalogué » d’ailleurs, plutôt que qualifié. Mon défaut n’avait rien d’un vice caché : j’ai toujours une fâcheuse tendance à répondre de façon circonstanciée aux questions qu’on me pose. Surtout si l’on ne veut pas m’entendre. D’où perte de temps pour le médecin, et d’argent pour la Sécu. Le problème, en ce qui me concerne, c’est qu’ayant accouché d’une vingtaine d’ouvrages, dont deux dictionnaires, j’avais aussi (comme lexicographe) le défaut de connaître un peu le sens exact des mots, et en particulier du terme logorrhée : « flot désordonné de paroles incohérentes, besoin morbide de parler ». Or, prolixité ne veut pas dire diarrhée : elle peut très bien être ordonnée. Il me semblait que mon expression verbale, lorsqu’elle est sollicitée, ne manque pas totalement de cohérence, du moins aux yeux de ceux qui n’ont pas sciemment inhibé leur capacité d’écoute.
Mais voilà : le moindre personnage disposant d’un pouvoir n’aime guère que s’exprime celui sur qui il l’exerce. En République française, les « démocrates » aiment comptabiliser les voix lorsqu’elles votent, mais non pas les écouter lorsqu’elles s’expriment. Là où l’adjudant dit sans vergogne « Ferme ta gueule ! », et où un président brise à coups de flahsballs les mâchoires qui défilent en protestant, les psycho-neurologues ont inventé un nouveau syndrome en le désignant de cet incroyable euphémisme : Défaut d’Inhibition de la Parole. Relisez bien, plusieurs fois, cet énoncé magistral : on ne peut faire un usage plus subtil de la langue pour dissuader les patients de s’en servir.
Petits enfants qui vous méfiez de la langue de bois dont usent les pouvoirs, craignez bien davantage encore la langue de coton qui couvre leur violence institutionnelle !
Dans un monde qui se targue de vivre à l’ère de la Communication, on peut se demander ce que devient le Logos, le Verbe, cette part essentielle de lui-même que Dieu a bien voulu conférer aux humains comme attribut même de leur humanité ?
Le Songeur (07-11-2019)
* Ce qui rend comique, dans les copieux feuillets en minuscules caractères qui informent les malades des précautions d’emploi de leurs médicaments, l’assertion fréquente : « Si vous rencontrez telle ou telle difficulté : parlez-en à votre médecin. »
(Jeudi du Songeur suivant (217) : « LE DERNIER SOUPIR DE RAYMOND DEVOS » )
(Jeudi du Songeur précédent (215) : « POUR UNE DÉCROISSANCE DE L’EGO » )