AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

Laisser du temps au temps : François Mitterand

Feuilleton de l'été : le Cérébro-scripteur

— Fin de l'épisode 12 —

— Quelle histoire ! murmura Jean-Pascal, en serrant Jika contre lui.

C’est alors que celle-ci, soudain grave, lui révéla :

— Il y a autre chose. Cette nuit, tu ne le croiras peut-être pas, mais cette nuit,

— Quoi, cette nuit ?

— Cette nuit, j’ai fait un drôle de rêve. Je me promenais dans la nature, avec mon CRRS au doigt, et mon esprit me disait : « Si cet appareil transcrit en paroles les ondes électromagnétiques de nos cerveaux humains, il devrait aussi nous donner une traduction verbale des phénomènes électro-magnétiques naturels. »

— Tu te disais cela ?

— Oui, en rêve. Et aussitôt, levant la main, je me mis à enregistrer ce qui devait se produire entre les pôles terrestres. Et je m’aperçus que le Pôle Nord et le Pôle Sud échangeaient entre eux des propos amoureux, à la fois intenses et déchirants. Ils souffraient, et souffraient tragiquement, de ne pouvoir se rencontrer ! Ils avaient fait des tentatives de rapprochement par le passé, mais cela s’était traduit par des cataclysmes terribles qui avaient failli faire sombrer la planète dans le néant. Aussi leurs cœurs étaient-ils glacés de ne pouvoir se rejoindre.

— Vraiment ?

— Oui. Alors, dans mon rêve, je m’étais tournée vers l’astre solaire, et voici que le Cérébro-scripteur capta des discours prophétiques, qui se révélaient les traductions des tempêtes solaires quotidiennes. En vérité, la voix du Soleil ne cessait de menacer l’Humanité d’un déluge de feu si elle refusait de s’assagir. Le Soleil, si étonnant que cela pût paraître, se prenait pour Dieu !

— Dans ton rêve ?

— Oui, bien sûr. Et toujours en rêve, je reçus, je ne sais d’où, les raisons de sa colère : c’était l’effet de son désespoir permanent d’amant de la Lune dont les avances, chaque soir, étaient repoussées par la hautaine et belle déesse de la nuit…

— Qui croirait cela !

— Aussitôt, je branchai l’appareil sur les confins de l’univers, pour discerner ce que disaient les plus lointaines étoiles, et ce fut alors le doux murmure de civilisations oubliées qui chantait à mon oreille, et qu’il me semblait percevoir encore en m’éveillant…

— L’univers ne cesserait donc de parler ?

— Tu penses que c’est possible ?

— Tout est possible, estima l’ingénieur Félix. Notre expérimentation n’en est qu’à son début. Je ne serais pas étonné que l’Univers ait une conscience, des désirs, une sagesse, et donc, un besoin irrépressible de s’exprimer !

— Peut-être s’adresse-t-il particulièrement à nous ? Nous aurions un rôle à jouer…

— Si le Président savait cela !

— Gardons-nous d’en parler…



— Épisode 13 —

Où enfin l’Élysée prend conseil et décide.

C’est en fin de matinée que la réunion devait avoir lieu. Le Chef de l’État en personne s’était déplacé pour la présider.

Réunion capitale, réunion clandestine, sciemment restreinte à un nombre limité de participants, environ une quinzaine de responsables et de leurs conseillers, tous plus fiables les uns que les autres.

À savoir : le colonel Limogeard, Directeur de l’Espionnage et du Contre-espionnage, qui avait spécialement l’oreille du Président, le Ministre de la Production industrielle et innovante, le Ministre du Commerce et de la Culture, le Ministre de l’Intérieur et de la santé morale, le Ministre de l’Austérité et des Métaux rares, le Ministre des Armées et Centrales nucléaires, le Ministre de la Bourse et du Profit pour presque Tous, le Ministre des Médias et autres Transports publics, le Ministre des « affaires classées » et codages secrets, « la » Ministre (féminisme oblige) de l’Orthographe et des Anciens combattants, et trois ou quatre autres de moindre importance, chacun n’étant évidemment accompagné – discrétion oblige – que par une ou deux attachées de presse.

Il y avait enfin, et surtout, le fameux Ministre de la Communication, Urbain Cesfron, assisté du Secrétaire d’État à la Psychologie des Foules. Cet Agrégé des lettres, à peine diplômé, avait préféré manipuler les masses que terroriser les classes et, se convertissant à l’Intelligence économique puis à la publicité, était l’un des plus grands Communicants de notre pays. Sa célébrité s’était établie le jour où il avait convaincu les opérateurs boursiers qu’une légère décroissance des déficits était déjà un substantiel accroissement des bénéfices. L’invention du Cérébro-scripteur venait à point, aux yeux d’Urbain, pour servir au mieux son doux désir d’asservir.


Le Président prit la parole, sans négliger de la garder, pour mieux animer le débat. Avec la hauteur de vue qu’on lui connaissait, il salua une invention qui, au service du légitime contrôle de l’âme humaine, « nous dispensait désormais de relire Freud, Dostoïevski et La Rochefoucauld.  » (formule directement inspirée d’Urbain Cesfron, on le devine). Puis il fit l’éloge du génial Jean-Pascal Félix, qui se fit tout petit sous le regard admiratif du Haut conseil qui l’entourait.

Le Président en vint alors au choix qui s’imposait « aux yeux du bon sens » : vulgariser immédiatement ce fleuron de l’Esprit français plutôt que de le réserver à l’usage clandestin de nos services secrets. Le silence approbateur de l’assemblée lui donna le doux sentiment de vivre à l’ère de la démocratie participative. Même Limogeard avait l’air de voter pour. Se tournant vers Jean-Pascal Félix, qui ne s’y attendait pas, le Président lui adressa aussitôt la question que tout le monde se posait :

— À combien estimez-vous le temps nécessaire à la mise au point définitive du CRRS ?

Le sigle CRRS fit impression.

L’ingénieur Félix prit sa respiration :

— Eh bien, dit-il…

— Un mois, deux mois ? suggéra le président.

— À vrai dire, un minimum de deux années me semble nécessaire si nous voulons rendent l’appareil parfaitement fiable, c’est-à-dire dénué de tout effet pervers.

— Ah ? Que voulez-vous dire?

— Le maniement du Cérébro-scripteur implique une certaine maîtrise de la pensée, en dehors de laquelle certains troubles de nature mentale pourraient, en se répandant, occasionner des troubles de nature publique.

— Sans doute, sans doute, comme tout produit innovant : nous l’avons vu avec le téléphone portable.

— C’est-à-dire que la pensée, voyez-vous…

— Mais qu’est-ce que la pensée ? déclara avec son autorité coutumière le Président, sous le regard secrètement complice d’Urbain Cesfron. Il était difficile de rompre le silence après une aussi pénétrante intervention.

L’ingénieur Félix eut néanmoins cette audace :

— Les progrès de la logitotique, fit-il, n’ont tout de même pas encore complètement élucidé les zones d’ombre de nos cerveaux, et…

— Je comprends, dit le président, impressionné par le terme « logitotique ».

— On devrait d’ailleurs employer plutôt le terme de « cogitotique », intervint le grand Communicant Urbain, pour se montrer à la hauteur du débat.

— Eh bien, coupa le Président, sachant que le temps nous est compté, je porte jusqu’à six mois le temps qui vous sera dévolu pour mener à terme la réalisation de cet appareil de salubrité publique autant que d’intérêt national. Nous sommes dans un monde, ne l’oublions pas, où l’espionnage économique ne permet pas d’attendre que la concurrence s’empare de nos projets. Il importe d’initier avant la fin de l’année, la production en masse du CRRS. À l’ère de la mondialisation, il nous faut accélérer l’innovation pour conquérir les marchés.

C’est alors que Jean-Pascal Félix fit la gaffe de sa vie, en se laissant aller à dire distraitement :

— Faut-il vraiment conquérir des marchés ?

Tout le monde, par bonheur, éclata d’un si bon rire que l’on ne tint pas rigueur de sa naïveté au « savant Cosinus » que se révélait parfois l’ingénieur Félix.


En moins de dix minutes, la messe était donc dite, en dépit d’une toute dernière réserve de Jean-Pascal Félix, qui avait timidement chuchoté :

— Cependant, il faut laisser du temps au temps…

Laisser du temps au temps, mais oui, c’est ce que je dis toujours ! fit le Président. Sauf que le temps presse…

— Positivons, positivons, avait enchaîné le Ministre du Commerce et de la Culture. Avec le principe de précaution, on n’aurait pas inventé l’aspirine ! Or, il se trouve que le CRRS est un produit. Et si c’est un produit, il importe de le vendre. Alors vendons, c’est cela, l’économie de l’offre.

— D’autant qu’en rentabilisant l’appareil au plus vite chez nous, dit le Ministre de la Bourse et du Profit pour Tous, nous pourrons le fabriquer à moindre coût quand viendra l’heure de l’exporter ailleurs.

— Il est vrai, conclut le Chef de l’État.

— Je propose également, enchaîna le Ministre du Profit, d’interdire toute exportation pendant les trois premiers mois où l’appareil sera disponible chez nous.

— Pourquoi cela ? s’étonna le Président.

— Pour créer la surprise, le désir, l’impatience des nations étrangères ! Pendant cela, nous accumulerons les stocks, et, dès qu’arrivera le jour J, c’est la fureur, la montée en flèche des prix, et le Profit pour la France !

— Qu’il en soit ainsi, dit le Président. Cependant, attention, mes amis : pas de contrebande !

Cette fois, la messe était bien dite.


La réunion se prolongea néanmoins une bonne heure, car il fallait trouver la dénomination subtile, codée, qui masquerait aux yeux des puissances rivales cette formidable opération nationale.

« Roseau pensant », suggéraient les uns. « Verbe incarné », proposa plutôt Urbain Cesfron. On débattit avec flamme. Et ce fut la formule conçue par Urbain, qui l’emporta : « Aucun Service secret ne saurait déceler là autre chose qu’une quête religieuse » avait conclu le grand Communicant.

Le mercredi suivant, Le Canard enchaîné n’en révélait pas moins à ses lecteurs l’événement qu’allait être la future production française, ainsi que son nom de code clandestin.

© Éditions de Beaugies, juillet 2014


( épisode 4 )


Commandez dès maintenant ce livre, qui est paru le 29 septembre 2014.