Un professionnel, un « pro » plus précisément, c’est quelqu’un de beaucoup trop compétent, trop sérieux, trop « technique » dans sa maîtrise, pour se poser des questions de fond sur son action journalière, et s’interroger sur le sens à long terme de ce qu’il entreprend.
S’il est militaire, il sera sans passions. Il ne haïra plus l’ennemi comme autrefois, il ne cherchera pas à mépriser l’autre camp. Simplement, efficacement, techniquement, il fera fonctionner les engins meurtriers avec un optimum de performance (calculée en pourcentages d’objectifs atteints) et de conscience… professionnelle. Il ne commet plus de « bavures », même si ses décisions engendrent des « effets collatéraux ». Il n’envoie plus de bombes sur ses propres troupes, sauf s’il s’agit, très stratégiquement, d’une opération nommée « friendly fire » en langage politically correct, et en français : « Tir ami ». Un simple écart dont le taux doit être contrôlé pour rester modéré…
S’il est commerçant, ou plutôt s’il est « un commercial », il ne s’inquiétera pas davantage des fins unilatéralement matérialistes de son activité entrepreneuriale. Il pensera à bien viser ses cibles (lui aussi), à pénétrer les marchés, à grossir son public potentiel, à fidéliser sa clientèle, à bien vendre. Il est là pour cela. On le paye pour cela. Formé et mobilisé pour progresser, dans une « culture de compétition qui est celle du monde d’aujourd’hui », il fait du chiffre. Il n’a pas à se soucier d’éventuels effets pervers, environnementaux ou sociaux, des marchandises qu’il écoule. Il fait son métier, et le métier c’est le métier. Il est porté par le « bon » stress, celui qui rend performant. Il ne doute de rien et fait confiance à la qualité des produits qu’il vante. Des séminaires saisonniers le fortifient dans cette croyance utile. Il ne comprendrait pas qu’il puisse un jour être au chômage. Il vit, il fonctionne. Il fonctionne, il vit.
S’il est financier, agent boursier, économiste pensant en termes d’investissement et retour sur investissements, habile en spéculations cérébrales à l’échelon-monde, son objectif reste clair et net : faire de l’argent. Tout est pourcentage dans la vie. Il achète et revend, passe des ordres simultanés ou contradictoires sur Londres/New York/Tokyo/Francfort/ voire Paris. Il est là pour cela, et cela occupe tout son temps. Il n’a pas, vous n’avez pas, à vous préoccuper de la réalité humaine des entreprises vendues, achetées, malmenées, expatriées, relocalisées, enfoncées ou sauvées par le jeu des spéculations boursières, qui sont dans la logique météorologique du grand commerce international. C’est un « pro », comprenez-vous, et tout ce qui est en dehors de son activité de pro lui est étranger : ce n’est pas son affaire, c’est l’affaire d’autres pros. Quand il est devant ses écrans, quand il voit le monde entier retransmis au monde entier, aidé par ses robots, informé par ses logiciels des décisions qui sont à prendre, il ne saurait s’inquiéter de l’état de la Terre telle que la vivent les hommes qui ont l’impression d’y exister. Ses infos lui dressent en temps réel le tableau parfait, chiffré, codé, abstrait, de cette Réalité globale que lui seul est à même de connaître, supérieurement. C’est un homme de ratios, cette forme de déraison. Il roule dans la vie en 4/4 dominant le monde. Il n’a pas d’état d’âme : ce serait une faute professionnelle1.
S’il est journaliste, spécialisé dans « l’information », formé à l’audio-visuel, expert en communication, images de marque, informatique, réseaux sociaux, village mondial et toile planétaire, son métier de professionnel des médias et gérant de l’Opinion, techniquement et technologiquement, consistera à fournir aux publics de bons produits, baptisés culturels, ciblés, télévisés, calibrés, testés, sondifiés, numérisés, webnisés et, par-dessus tout, exportables, avec dans leur sillage tous les sous-produits qui assurent aujourd’hui la rentabilité des produits. C’est son ambition, son règne et son boulot. Il aurait tort de trop s’interroger sur la valeur proprement culturelle ou artistique desdites productions, ou encore sur leurs teneurs idéologiques : il lui suffira que « les gens aiment ça », ou du moins, qu’à force de promotions de tous ordres dans l’espace public, les gens finissent par « aimer ça », faute d’autre chose. Les finalités humaines, voire éducatives, du « système audio-visuel » et de la « communication », leur « dimension culturelle » (et autres expressions qui sont les oripeaux de son discours), ne sont pas vraiment son « truc » : il est, et aspire à être un pro, lui aussi, c’est-à-dire tout à la fois le militaire, le commerçant et le financier évoqués ci-dessus.
Dans le langage commun, par opposition à l’amateur, le poète, l’idéaliste ou même l’humaniste, le professionnel est le performant suprême, celui qui fait tourner la machine socio-économique d’autant plus efficacement qu’il appelle déontologie le fait de ne pas s’occuper de la direction où elle mène. Sa cécité à cet égard fait partie de sa compétence. Le terme est si valorisé, dans son abréviation, qu’il suffit de dire « c’est un pro » pour couper court à toute critique, à toute objection sur les décisions de l’intéressé. Vous n’avez rien à dire : ce n’est pas un intellectuel comme vous, lui, c’est un réaliste, c’est un professionnel : il sait ce qu’il a à faire, il est fait pour ça. Laissez donc aux spécialistes « dont c’est le métier » le soin de poser et de « résoudre » les problèmes dont vous n’avez pas à vous mêler… sous le vain prétexte que ce sont aussi les vôtres.
Telle campagne publicitaire dévergondée pour une juste cause, tel projet d’aménagement d’un site où enfouir les restes nocifs de centrales nucléaires, telle signature d’un traité international qui menace toute une catégorie du peuple français vous alarment ? Vous avez tort : des pros s’en occupent, ils connaissent le dossier et veulent votre bien. Ils vous ont sondé à votre insu, ils savent ce que vous désirez mieux que vous. Alors, braves gens, dormez sur vos deux oreilles, et veillez à ne regarder la réalité des choses qu’à travers l’évidence des modernes écrans.
Un professionnel, c’est quelqu’un qui, tranquillement, renvoie le citoyen à ses opinions sous qualifiées, incompétentes et subjectives – en se gardant bien de l’informer et l’éclairer sur les enjeux dont il pourrait faire les frais. C’est pourquoi l’opinion elle-même doit être façonnée par des pros, dont la fonction politique consiste à déposséder les peuples de leur destinée, soin qu’on ne saurait confier à tous ces amateurs qui forment, dans les démocraties, ce qu’on appelle la majorité.
Le Songeur
NB : De ce point de vue, le titre du fameux film où excelle Belmondo n’est pas pertinent. L’agent secret qu’il incarne, s’il était vraiment un bon professionnel, n’aurait pas dû éprouver d’état d’âme lorsqu’on lui a demandé de renier sa « mission » initiale, qu’il croyait juste (éliminer un tyran africain). C’était vraiment oser tout à coup en juger par lui-même, et non selon ses chefs qui, eux, obéissent aveuglément au revirement politique de l’État français, en bons « pros ».
1 Le refus de « l’état d’âme » engendre parfois ce que Freud nommait un « retour du refoulé », dont le synonyme en langage moderne, c’est-à-dire en anglais, s’appelle « burn out ». Lequel ne saurait pas être qualifié de « maladie professionnelle », comme en a justement jugé l’Assemblée nationale récemment…
(Songe à ne pas oublier suivant (XLVIII) : « DÉFAUT D’INHIBITION ? » )
(Songe à ne pas oublier précédent (XLVI) : « QU’EST-CE QU’UN HOMME DANS L’UNIVERS FRACTAL ? » )