Pour ces heures où l'on désespère de retrouver sa voie
T’en es-tu bien rendu compte ?
Il t’arrive, un sinistre beau jour, de buter sans lumière sur le fond de l’impasse. Tu t’étais aventuré, sans doute trop vite, dans une certaine voie. Au début, tout avait « bien marché ». Mais au fil des semaines, tu avais contourné des obstacles qui eussent pu t’avertir ; tu n’en avais pas moins bellement persévéré dans ta marche. Et puis, soudain, les contrariétés se sont accumulées. Un ennui administratif, une épreuve familiale, un incident mécanique, un problème financier : te voici au pied du mur. Que t’arrive-t-il ? Pourquoi à toi ? Pourquoi contre toi ? Tu pourrais t’écrier, comme cette héroïne que persécutent les dieux :
Tout m’afflige et me nuit, et conspire à me nuire !
Cependant, tu résistes encore. Tu te débats sans comprendre. Comment la voie royale a-t-elle pu se muer en souterrain obscur ? Tu ne sais plus où donner de la tête : tes efforts mêmes aggravent ton cas. Et voici que surgit le coup qui te meurtrit (incendie, traîtrise d’un collègue, faillite, accident d’un proche – la liste ne saurait être limitative), et tout se précipite. Tu touches le fond. Quoi que tu tentes, la Vie est contre, elle se refuse à toi, te laisse désemparé. Tu sombres, tu renonces, tu aspires au néant. Tu es néant. Tu…
Et c’est alors, bizarrement – t’en souvient-il ?– qu’il y a eu ce détail banal qui t’a raccroché un instant au réel. Une autre face de ta vie. Ce coup de fil qui laisse entrevoir une lueur. La diversion d’un moment qui te fait oublier le destin qui fracasse. Un brin d’herbe qui t’arrête au bord du précipice. L’appel d’air. Le rai de lumière inattendu. Le séisme incroyable qui brise les serrures. Cet événement de rien du tout que tu n’aurais jamais imaginé. Une porte qui s’ouvre sans bruit, derrière toi, tandis que tu te débattais dans l’impasse souterraine. Au moment où tout allait finir : la porte latérale !
Tu ne l’aurais jamais cru. Un petit miracle, dans ce film d’aventures qu’on nomme l’existence. Mais ce n’est ni un miracle ni une exception. Dans l’ordre des choses, qui nous régit, c’est l’effet tout simple effet de la logique aléatoire du Vivant.
Tu as suivi alors l’infime lueur de cet espoir inespéré. Et tu t’en es sorti.
Peut-être te demandes-tu encore comment le coup de chance a succédé au coup de massue. Peut-être as-tu chassé de ton esprit l’obscure mémoire de cette période trouble. En fait, tu n’as pas vraiment quitté la voie qui se fermait à toi : tu as simplement bifurqué. Et bientôt repris par le flux quotidien de la-vie-qui-continue, tu as fini par ne plus songer à ce qui venait de t’arriver, si extraordinaire et banal à la fois.
Tu fus cet arbre étêté par la tempête, qui pensait mourir. Mais une branche adjacente, modeste, avait poussé le long du tronc, et voici qu’elle est devenue la branche maîtresse de sa destinée.
Ce que révèle la porte latérale, c’est ce qu’on cherchait bêtement au fond du tunnel.
*
Je ne vais pas raconter ici certaines bifurcations imprévues – et salutaires – de ma propre existence. C’est de la nôtre à tous qu’il est question, de ses issues miraculeuses, passées ou encore à venir. Et dont la littérature ne cesse de nous offrir le tableau.
Comment sort-on de l’inextricable ? Eh bien, simplement, par l’inexplicable !
Je citerai Nerval, l’auteur du chef-d’œuvre intitulé Aurélia. Voici le début d’un de ses songes qui consolent : « Cette nuit-là, j’eus un rêve délicieux, le premier depuis bien longtemps. J’étais dans une tour, si profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel, que toute mon existence semblait devoir se consumer à monter et à descendre. Déjà mes forces s’étaient épuisées, et j’allais manquer de courage, quand une porte latérale vint à s’ouvrir ; un esprit se présente et me dit : — Viens, mon frère !… »*
La voilà, la « porte latérale », expression-clef (si j’ose dire) qui m’a aussitôt frappé, en ce qu’elle cristallise une expérience humaine physique et métaphysique, personnelle et collective. C’est la vie qui nous offre le moyen de sortir des geôles de la vie. L’aventure humaine est semée de voix qu’on néglige d’entendre. Viens, frère…
– Mais ce n’était qu’un rêve, dis-tu ?
– Sans doute ! Il a pourtant suffi à sauver le poète du désespoir.
– Les « fins heureuses », en littérature, ne sont que tissu d’invraisemblances !
– Certes ! Mais qu’importe le tissu, pourvu qu’il nous réchauffe.
– Au théâtre, qui n’est pas la vie, on nous fait le coup du Deus ex machina ! Même chez Molière, les dénouements, c’est du toc ! (voir L’Avare)
– Ils reposent néanmoins sur des faits véridiques. Le vrai invraisemblable nous cerne de toutes parts.
– Aujourd’hui, ça ne prendrait plus !
– Tiens donc ! Comme si les épopées à la mode, où des aventuriers de toutes sortes partent en quête d’arches perdues, étaient croyables ! Et pourtant, on y croit, et on a raison d’y croire. Tout comme aux mystères que nous révèle l’astrophysique. Les fictions nous représentent à leur manière les incroyables surprises du Réel. Elles dépassent le réalisme à court terme. La vérité est ailleurs ! Vive Nerval, vive Hergé !
– Hergé ?
– Voici un célèbre épisode. Tintin et ses amis, emprisonnés, doivent périr pour avoir profané le Temple du soleil. Le grand Inca ne leur donne que le choix de la façon dont ils seront exécutés. Tintin cherche une issue partout, dans sa tête comme dans le moindre recoin. Et voici qu’il découvre, sur un lambeau de journal déchiré par Milou, l’annonce d’une prochaine éclipse. Il fait alors le choix du bûcher, et l’on connaît la suite… Un magnifique exemple de porte latérale !
– Très bien, très bien. Mais dans la vie de tous les jours ?
–Voici un exemple parmi d’autres. Je connais une mère de famille qui cherchait à sortir d’un chômage déprimant. Sa candidature, partout rejetée pendant des mois et des mois, est enfin prise en compte. Mais elle a des concurrentes beaucoup plus jeunes, si bien qu’en dépit de son entrain, après quelques entretiens, elle n’est pas retenue : quatre autres candidates la devancent. Elle fait néanmoins face, serre les dents. Et voici que, quinze jours après, on la rappelle ! Pour divers motifs, ses concurrentes n’ont pas fait l’affaire. Elle est donc embauchée sur-le-champ. Au point que trois semaines plus tard, c’est elle qui participait, auprès de sa directrice, au recrutement d’autres employés ! Cette dame n’a pas été sauvée par un esprit qui lui eût dit : « Viens, ma sœur ! ». Mais elle avait frappé de tous côtés, elle aurait pu désespérer, et c’est alors, latéralement, que s’est ouverte la porte salvatrice.
*
Il faut tenter ta chance, en sachant qu’elle se manifeste le plus souvent obliquement.
Tenter, tâter, tâtonner, saisir ta chance, parfois espiègle. Croire au salut, précisément quand il est impensable. Secouer l’arbre dont le fruit doit tomber.
Il y a des jours où l’optimisme délirant finit par accoucher de solutions inespérées.
Alors, de porte latérale en porte latérale, tu traceras ton chemin de liberté.
Bien sûr, chacun d’entre nous ne marche que vers son terme. Tu n’échapperas pas à l’heure sinistre où la porte ne s’ouvre plus que pour t’enfermer dans la boîte finale… Mais songes-y : peut-être bien qu’en cette heure critique, une porte latérale – la plus secrète – s’ouvrira en silence au flanc de ton cercueil, pour te conduire enfin au paradis, là où t’attend cet ange qui, en songe, te sourit :
Le Songeur (24-06-2021)
* On peut lire la suite dans le Lagarde et Michard du XIXe, p. 281…
(Songe à ne pas oublier suivant (II) :
« DU TIMBRE DE LA VOIX DES JOURNALISTES À LA TÉLÉ » )
(Jeudi du Songeur précédent (269) : « LE PARADIS DES MOTS PERDUS » )