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Les Jeudis du Songeur (72)

TRADUIRE FAUX POUR MENTIR VRAI

« Traduttore, traditore », dit un adage italien.

Si l’on respecte la lettre de ce jeu de mots, cela donne : « Traducteur, traître ». Avouons que cette traduction n’est pas très heureuse, et accentue ce qui semble un jugement téméraire.

Aussi peut-on proposer, comme équivalent français, « Traduire, c’est trahir » : on falsifie légèrement la lettre pour respecter l’esprit ; mais ce faisant, on « enrichit » l’adage italien d’une signification complémentaire : non seulement il est difficile de traduire sans trahir, mais il faut oser trahir pour bien traduire !

Étonnant paradoxe de la communication « sincère » : elle oblige toujours plus ou moins à falsifier les mots pour mieux rendre la vérité d’une phrase.

Au risque, en en recherchant la justesse, d’en accroître par bonheur la portée…

Voici, je crois, un bon exemple. Dans une célèbre tragédie anglaise, une femme sans défense que menace un chef de guerre, lui répond audacieusement :

Thou hast not half that power to do me harm

As I have to be hurt.

C’est-à-dire, littéralement :

Tu n’as pas pour me faire du mal la moitié du pouvoir

Que j’ai pour en être blessée (= pour l’endurer)

Cet équivalent littéral respecte peu ou prou le sens des mots et leur parallélisme (ce sont des vers), mais évidemment sans en restituer la valeur expressive. Pour rendre celle-ci, il va falloir travailler, choisir et agencer des synonymes, suggérer par le rythme et les sonorités le caractère implacable de la force morale que l’héroïne oppose à la violence physique. Comment faire ?

En ce qui concerne le vocabulaire, le traducteur n’a que l’embarras du choix :

To harm et to hurt ont la même signification : « faire du mal à ». Ces deux verbes ne manquent pas de synonymes en français : faire souffrir, blesser, nuire, donner des coups, meurtrir, infliger. Une légère difficulté tient au fait qu’ils sont employés de façon antithétique : le premier dans un sens actif (to do harm : faire du mal, nuire, porter des coups), le second dans un sens passif (to be hurt : être blessé, être mal, souffrir, subir, supporter, endurer). Ce parallèle devra ressortir.

● On dispose d’une même richesse de substituts pour le mot « power » : pouvoir, force, puissance, énergie, capacité.

Du point de vue stylistique, c’est un peu plus compliqué :

● Il n’est pas très poétique de parler de la « moitié » d’un pouvoir. Tu n’as pas la moitié de la force qui est la mienne, dit la locutrice (vulgairement : Arrête, tu vas te fatiguer avant moi !). Faut-il respecter cette arithmétique (la moitié, le double ?), ou simplement lui donner un équivalent d’intensité « bien moins, bien plus » ?

● Il y a enfin une unité de souffle (si l’on ose dire), qui à la fois unit les deux vers (notons l’allitération hast/ half/ harm/ have/ hurt) et les oppose, en faisant « claquer » le second vers (qui est un « rejet » du premier). Cette antithèse doit être structurellement rendue. Elle souligne le paradoxe de la réplique : la capacité de souffrir du dominé peut dépasser la puissance persécutrice du dominant. La résistance passive se mue alors en arme offensive.

Voici maintenant quelques unes des traductions officielles qu’on peut trouver :

1/ « J’ai la force de souffrir deux fois plus de mal que tu ne saurais m’en infliger. » (Benjamin Laroche, 1842)

2/ « Tu n’as pas pour me faire du mal la moitié de la force que j’ai pour l’endurer. » (François Guizot, 1863)

3/ « Tu n’as pas pour faire le mal la moitié de la force que j’ai pour le souffrir. » (François-Victor Hugo, 1868)

4/ « Tu n’as pas, pour me faire du mal la moitié du pouvoir que j’ai, moi, pour souffrir. » (M. Castelain, Doyen de la Faculté des lettres de Poitiers, édition bilingue Aubier-Montaigne, 1949)

5/ « Tu n’as pas pour me faire du mal la moitié de la force que j’en ai pour recevoir tes coups. » (Armand Robin, Livre de Poche, 1968)

6/ « J’ai bien plus de force pour souffrir que tu n’en as pour me nuire. » (B. Hongre, qui dit avoir un peu modifié la version de Hugo, in Révisez vos Références culturelles, Ellipses, 2010)

Toutes ces versions sont intéressantes, la n°4 étant sans doute la plus exacte.

L’immodestie valant mieux que la fausse modestie, j’avoue toutefois une légère préférence pour la version n°6, en dépit (ou à cause) de mes quelques inexactitudes… J’ai en effet :

1/ Abandonné la formulation arithmétique ;

2/ Rendu un peu floue la menace du persécuteur, en usant du verbe nuire, dont le sens originel s’est beaucoup affaibli aujourd’hui (un coup d’épée n’est pas une simple nuisance !) ;

3/ Inversé l’ordre de la comparaison pour souligner l’endurance offensive de l’héroïne, ce qui accentue sa portée générale, alors que le respect de la littéralité exigerait :

Tu as bien moins de force pour me nuire

Que je n’en ai pour souffrir.

Ces mini falsifications, me semble-t-il, permettent d’une part d’accentuer l’antithèse (en jouant de l’écho souffrir / nuire. Et surtout, de faire ressortir ce qui se dit de la destinée humaine à travers la parole particulière du personnage : la capacité de souffrir des peuples, comme des personnes, finit par neutraliser, et parfois renverser, le pouvoir maléfique des tyrans.

Venons-en maintenant à la révélation finale (qui n’en sera pas une pour la plupart d’entre vous) : cette citation est de Shakespeare, dans Othello, Acte V, Sc. 2. L’héroïne qui brave Othello est Emilia, dame de compagnie de Desdémone. Othello, au comble de la jalousie, vient d’étouffer sa tendre et innocente épouse. Venant de découvrir son crime, Emilia fustige et insulte Othello. Celui-ci lui ordonne alors de se taire, la menaçant de son épée ; mais Emilia lui fait face, forte de son ardente faculté d’endurance : ma souffrance est plus forte que ta violence !

À mes yeux, cette réplique d’Emilia dépasse infiniment son contexte littéral. Elle exprime suprêmement la puissance du souffrir humain face aux malfaisances de la prédation humaine. Elle incarne et illustre cette longue patience des peuples opprimés, dont la résistance/résilience, apparemment passive, parvient à miner le pouvoir de leurs oppresseurs. Elle préfigure et fonde la fameuse non violence, cette « force de la vérité » qui sait attendre son heure, et nous assure que seuls sauront vaincre ceux qui ont su souffrir.

Est-ce trahir l’auteur que de lire tout cela dans une modeste réplique ?

Mes élèves posaient la question : l’auteur a-t-il vraiment voulu dire que… ?

Et je leur répondais : tout ce que l’auteur veut dire doit être enrichi de ce qu’il dit sans le vouloir. S’il se peut que William, au moment où il écrivait, n’ait pas eu conscience de célébrer la puissance de souffrir des peuples opprimés, le génie de Shakespeare ne s’en est pas moins coulé dans ces deux vers pour leur conférer cette portée universelle.

Le Songeur  (22-10-2015)



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