AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (71)

SUIS-JE MORT, OUI OU NON ?

Non, je ne rêve pas – enfin pas toujours –, et j’ai réellement reçu, le 14 septembre 2015, l’injonction d’un organisme qui exigeait de moi que je « déclare sur l’honneur être en vie. » Tout simplement.

Il était précisé qu’en cas de fausses déclarations (par exemple : dire que je suis mort alors que je suis vivant, ou l’inverse !), des poursuites seraient engagées à mon encontre.

Vous en doutez ? Voici ce que je dois signer :

Suis-je mort ?

Ce rappel comminatoire m’a aussitôt tétanisé. J’ai tenté de répondre, mais à chaque fois, la plume m’est tombée des mains. Et je n’ai plus que 15 jours pour renvoyer le « coupon-réponse » dans l’enveloppe T prévue à cet effet.

Je vous prie de juger de mon embarras. Je supplie les Rieurs, pour une fois, de s’abstenir. Car enfin, comment ne pas frémir devant une telle demande : êtes-vous mort, oui ou non ? Serais-je coupable d’oser encore « être en vie » ? Ou aurais-je post mortem dissimulé mon décès, pour continuer de toucher ma pension dans mon cercueil ?

Cette hypothèse a d’abord inspiré à mon naturel facétieux de répliquer à mes inquisiteurs que j’étais décédé. Et paf ! Mais si je signe cet avis de décès, je prouve par là que j’existe. Et cette contradiction met à mal mon honneur d’écrivain, sans parler des poursuites judiciaires. Mieux valait donc affirmer le contraire.

Mais si j’ose déclarer « oui, je suis en vie ! », de façon catégorique donc précipitée, la chose sera-t-elle encore véridique lorsque la lettre parviendra à ses destinataires ?

L’honnêteté exige que je nuance mon propos de précautions élémentaires, par exemple : « Oui, en ce moment précis où je signe ce coupon, je suis en vie ». Le problème, c’est qu’il n’y a pas la moindre place, sur le coupon, pour ajouter cette clause. Que faire, que dire ?

Plus je songe, plus je doute. Et voici que, soudain, c’est la dimension métaphysique du problème qui me saisit : mais qu’est-ce donc qu’être en vie ? Interrogation redoutable pour les neurones d’un senior qui craint l’AVC ! Et à laquelle je ne puis apporter qu’une seule réponse, la moins incorrecte possible, mais qui n’est pas prévue dans une liste de choix à cocher :

« — Êtes-vous en vie, Monsieur ?

— Eh bien… plus ou moins. »

Ou encore : « On le dit. Mes amis le croient, ou me le font croire. Ça dépend des heures... Honnêtement, Je ne sais plus. »

Se dire en vie ? Quelle imposture !

*

L’interpellation de la Mutuelle n’a pas manqué de perturber le cours de mes songes. Je me sens bouleversé jusque dans les profondeurs de mon inconscient. Au point que je ne sais plus si je vis ou si je fantasme ma vie.

Tenez : l’autre jour, ou plutôt l’autre nuit, j’ai rêvé que je me réveillais mort. Et tout à fait conscient de l’être. Bien au chaud dans mes draps mortuaires, j’entendais ce qui se disait à côté, dans le salon, lorsque les visiteurs rapides sortaient de ma chambre. Et soudain, je perçus l’un d’eux qui, maîtrisant mal quelque sanglot, se livrait à cet étrange éloge de ma personne :

« Il fut fécond dès sa naissance, et l’est resté jusqu’à la fin. »

Tout le monde se mit alors à rire en cascades, si bien que je ne pus m’empêcher de participer à l’euphorie collective. Ce faisant, je me rendis compte que j’étais sorti de mon cadavre, sans cesser d’être mort, de sorte que je me retrouvais au milieu des convives, devisant plaisamment avec eux sur ce qui venait de m’arriver, tout en continuant d’éprouver, en tant que défunt, les sensations bien connues d’une dépouille mortelle non encore inhumée.

Il y avait là mon épouse éplorée, mes enfants heureux de se retrouver, quelques anciens collègues et même plusieurs élèves, une bonne partie de ma famille (dont mes propres grands-parents !), un ou deux éditeurs reconnaissants, des amis fidèles encore vivants, ainsi que nombre de sympathisants qui avaient suffisamment admiré mes textes pour déplorer la perte de leur auteur (je puis citer des noms, capables d’en témoigner).

Il y avait aussi, par chance, quelques uns de mes petits-enfants qui offraient des collations aux invités, y compris à moi-même qui ne les refusais pas. C’est alors qu’émergeant peu à peu du fourmillement des paroles ambiantes, la conversation en vint à rouler sur l’urgence de trouver quelqu’un, prêtre ou laïc, susceptible de prononcer mon oraison funèbre. Intrigué, j’eus le tort malgré moi de produire un léger raclement de gorge. Et je vis la plupart des assistants se tourner vers moi, et me faire sentir, dans un silence impressionnant, que j’étais tout désigné pour exercer cet office, tant j’avais cultivé le Connais-toi toi-même socratique… Ma surprise était de taille, et pourtant j’acquiesçai, ne me sentant pas le droit de décevoir l’attente du public.

Mais que dire ? Où et quand ? Dans cette chambre ? Au cimetière ? À la Chapelle ?

Visiblement, la foule de mes amis désirait que je prenne la parole hic et nunc ! Je devais célébrer leur Cher disparu, tout en étant encore parmi eux. Et, selon la tradition bien éprouvée, m’adresser solennellement au défunt qui gisait dans la pièce d’à côté, tout en m’abstenant de quelque narcissisme déplacé. Bref, demeurer avant tout factuel dans la conduite de cet éloge obligé. L’entreprise était délicate.

Je pris ma respiration… et me tus aussitôt : devais-je me vouvoyer ou me tutoyer ? Sans hésiter, je choisis d’employer le « Tu » solennel, en m’adressant à mon propre prénom, comme si j’eusse été un frère pour moi-même. Reprenant alors ma respiration, je me lançai sans frémir dans ma propre oraison : « Frère Bruno, à l’heure où te voici plongé dans le sommeil éternel, où tu peux songer sans fin, parmi… »

Je m’interrompis à nouveau : parmi qui ou quoi ? Où exactement ? J’avais bien spécifié l’heure, mais l’indication de lieu manquait. Or, tout bon orateur doit étayer son discours de repères spatio-temporels. Je devais au moins préciser « dans ces draps », ou « dans ce linceul ». Le substantif « linceul » était plus poétique. Mais il rimait trop avec « bien seul ». Je ne m’imaginais tout de même pas clamant : « Non, Bruno, tu n’es pas seul dans ton linceul ! » Il suffisait peut-être d’énoncer plus simplement « Dans ces draps de douleur et de paix ». Ou de jouer sur l’oxymore : « dans ce lit d’angoissante sérénité » ?

Cependant, le silence devenait oppressant. Les regards alarmés de la foule me subjuguaient, exigeant que je me jette à l’eau. Je crus un instant que j’allais défaillir. Mais ce fut une autre plongée, qui me précipita dans l’inconnu : je me mis à parler en langues ! J’étais pris de glossolalie ! Un discours étranger à moi-même s’était emparé de ma voix, du timbre de ma voix, dont les sonorités résonnaient dans le salon comme des points d’orgue dans une cathédrale. Je ne reconnaissais plus « mes » paroles au moment où elles surgissaient de ma gorge. Je n’en percevais vaguement le sens qu’en entendant les échos dispersés de vocables divers et d’expressions qui se perdaient dans les airs : époux fidèle… père bien aimé… prof adoré… écrivain talentueux… maître d’humour noir… arrière-gauche intraitable… pianiste à ses moments perdus… tailleur de flèches… humaniste distingué… pédagogue entêté… chercheur de Dieu… chasseur de bisons et autres insectes… gravissime plaisantin… réformateur du code civil… songeur invétéré… grand manager de l’audio-visuel… capitaine d’industrie… homme de gauche… voyageur impénitent… président de ceci, président de cela… génial physicien… enfant prodige, et j’en passe.

Abasourdi par ce flot de louanges, je me demandais bientôt si c’était vraiment de moi que parlait ce locuteur en moi. Ce je était un autre, ce Tu était un nous. Il me nommait d’ailleurs par moments « Eugène », « Maurice », « Marie », au point que j’eusse voulu protester du plus profond de moi-même : « Je ne suis pas celle que vous croyez ! ».

Mais il me fut absolument impossible de faire taire cet imposteur qui se disait moi, jusqu’à ce qu’un tonnerre d’applaudissements, saluant son morceau de bravoure, me conduisît à croire et assumer tout le bien qu’il avait dit des mille et une facettes de ma supposée personne. Il faut bien, au moment de descendre dans la tombe, s’offrir la consolation de se prendre pour cet « homme de bien » que dépeignent avec larmes ceux qui croient vous connaître. Je me précipitais donc au devant de la foule, comme au théâtre, pour saluer, remercier, me courber gracieusement jusqu’au plus près du sol, au risque de réveiller mon lumbago chronique.

Hélas, à peine avaient éclaté ces applaudissements qu’un vaste vide dissipa toute parole, brouillant les lumières du salon que désertaient mes amis, ma famille, mes connaissances. La foule s’estompa peu à peu, parut fuir vers de lointains horizons, et finit par se perdre dans les brumes immenses du pays de mon enfance. Et je me retrouvai, comme dans un rêve, entendant jouer quelque part – très agréablement d’ailleurs – la Marche funèbre de Chopin.

Je me dis qu’il était temps de réinvestir mon cadavre qui songeait, et qui songeait justement ce que je viens de raconter. Et nous nous sommes simplement dit « Bonne nuit ! », dans l’espoir de nous réveiller pour de bon*.

Le Songeur  (15-10-2015)


* Selon nos informations, le Songeur a fini par oser répondre positivement à la question posée sur le coupon évoqué au début de cette chronique. Mais il ne se sent pas pour autant délivré du risque d’être poursuivi pour faux témoignage.


(Jeudi du Songeur suivant (72) : « TRADUIRE FAUX POUR MENTIR VRAI »)

(Jeudi du Songeur précédent (70) : « POSTURES / IMPOSTURES »)