AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (64)

MES MADELEINES À MOI

« Mon cher Proust,

Longtemps j’ai couru les bois et les fossés, en culottes courtes, les genoux écorchés, J’ai fait des cabanes sans nombre avec les ballots de paille sous les travées du hangar, J’ai goûté j’ai senti j’ai pleuré j’ai ri j’étais heureux, j’ai cueilli plein de fruits en haut des arbres et d'idées dans les nuages, J’ai taillé des arcs et des flèches dans le bois tendre des noisetiers, J’ai aimé les gâteaux, J’ai souffert des orties, J’ai savouré les châtaignes grillées sur le poêle de l’école autant que le chocolat américain dont les tablettes étaient enrobées d’un carton kaki revêtu de cire, Je grimpais sur les toits dont je ne tombais jamais, J’ai touché le piano et les sons m’ont saisi, Je me souviens des trois cerises au bout de la gamme quand on la déclinait sans faute, À huit ans je chantais à tue-tête Sur ma mer calmée du haut du grand sapin, J’avais parfois comme vous – bien cher Proust – des crises d’asthme que seules calmaient des bouffées de poudre Legras (à en vomir), Un jour je fus embarqué au triple galop par un cheval qui voulait retourner au logis (me tenant à la selle, j’ai dû baisser la tête sous le porche de l’écurie), J’ai sauté des clôtures de fil de fer barbelé en m’y déchirant les mollets, Mais les soirs où je portais le bidon de lait chez ma grand-mère à l’autre bout du village, je frémissais de peur en croisant le sentier aux loups qui débarquaient des bois, J’ai arpenté pieds nus le ruisseau où s’enfonçaient mes jambes, dans la glaise et le cresson où sautaient des crapauds, J’y ai construit d’immenses barrages d’argile et de briques où les chevaux venaient boire, J’entendais la grande voix de mon père résonner dans les bâtiments de la ferme, jusqu’aux abords du bosquet où m’appelait le Coucou, À l’heure du coucher je ne souffrais pas d’être séparé de ma mère, mais je sens encore sur mes joues son souffle qui m’embrassait lorsque j’avais la fièvre, J’ai adoré les animaux, les oiseaux, mon chien, les vaches dans les près (le taureau restait à l’étable), et à l’âge où vous vous parfumiez à l’eau de Cologne – de si bon goût – de votre chère Maman, Ami Marcel, Moi, j’aspirais à pleins poumons la puissante odeur ammoniacale du fumier de mouton.

Et puis ce fut la longue sonnerie de la Gare, la gare des départs, la gare qui sépare, L’imminence /le cœur serré/ le vertige/ l’angoisse, Cette sonnerie qui clignotait comme le grelot éternel de la charrette de la Mort, Le train qui hurle dans la grisaille avec avec des cliquetis de fer et des jets de vapeur, Les yeux qui pleurent dans la nuit et le brouillard des matins froids, L’ébranlement du convoi sur les rails qui emportent l’enfant de dix ans dans l’horreur de l’internat – de l’internement, Et la nostalgie la Nostalgie qui ne le quittera plus, La sonnerie fêlée qui reviendra sans cesse hanter sa mémoire, perpétuer le cauchemar, Et les soirs de désespoir dans les dortoirs et la solitude du lit de fer où l’on ne rêve plus, Les marches en rangs par trois les pieds gelés dans les galoches, La déchirure de l’aube dans les chambrées où surgit l’homme en noir qui nous réveille tous à grands coups de sifflet, Ce sifflet toujours strident qui réveille et ravive en même temps nos destinées et nos détresses, Et qui soudain s’enfle sur la ville et se mue en d’immenses sirènes mugissantes dans des ciels ébranlés, Et voici le monde entier qui se met à grelotter dans le Noir étoilé sous les bombes qui pleuvent, La folle sonnerie explose en bruits barbares qui se déchaînent, en pneus qui crissent dans des renflements de moteurs, en salves qui fusillent, en rafales qui déciment, Partout les cris des hommes et les pleurs des enfants dans les fracas du monde, Les déchirures absolues, Les Adieux pour toujours, Les vies qui agonisent, l’Abandon qui règne sur les âmes, Le silence et la nuit qui ensevelissent des sanglots ultimes et les flots de sang qui se figent, Tandis que se refait entendre – toujours lancinante – la sonnerie qui se rit des brumes et des larmes, la sonnerie douce-amère de la Gare où l’on ne revient plus, Où s’achève l’enfance. Où l’on « tombe des nues » comme disait ma mère, à jamais !

Bien que je tente d’y remonter, parfois, en songeant…

Voilà, cher Marcel Proust, quelques morceaux du « moi » élémentaire que je fus, des petits bouts de rien du tout qui sont, il est vrai, sans commune mesure avec l’édifice immense du souvenir que vous avez si bien tiré d’une bouchée de madeleine trempée dans ce qui fut votre tasse de thé. En ce qui concerne ma modeste personne, vous voyez, ça ne fait guère qu’une page, je n’ai ni voulu ni su en faire davantage, et ma seule consolation, c’est de penser au soulagement des lecteurs à qui j’épargne les vingt-cinq volumes qui eussent suivi, si j’en avais eu le courage.

Très amicalement à vous, bien cher Maître, avec mes sentiments dévoués, mon admiration sans bornes,

Et ma jalousie bien tempérée*. »

Le Songeur  (11-06-15)


* PS : J'aurais tellement aimé écrire, après Baudelaire et avant vous, que les vrais paradis sont ceux qu'on a perdus… Ou quelque chose comme cela.


(Jeudi du Songeur suivant (65) : « FLEURS DE JUIN (Toxiques 3) »)

(Jeudi du Songeur précédent (63) : « QU'EST-CE QU'UN BUT, DANS LA VIE ? »)