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Les Jeudis du Songeur (61)

BIENVENUE AU PARADIGME

Une des meilleures façons de s’affirmer intellectuellement, c’est de glisser à la légère dans la conversation le mot paradigme, ou mieux encore, l’expression : un nouveau paradigme. Et ceci, en feignant de croire que votre vis-à-vis est tout à fait au parfum des significations de ce terme polysémique (vous voyez ce que je veux dire).

Non seulement vous établissez sur lui votre suprématie verbale, donc morale, ce qui est bon pour votre planète intime (le for intérieur), mais vous le disqualifiez en vous qualifiant, ce qui n’est pas la moindre des jouissances du savoir. N’hésitez donc pas ! Employez le mot à tout va ! Étalez votre semblant de compétence en matière paradigmatique ! Votre cercle d’admirateurs ne manquera pas de s’élargir.

Cependant, il arrive que des locuteurs passéistes souffrent encore du préjugé selon lequel, tant qu’à utiliser un terme, mieux vaut savoir ce qu’il veut dire. Pourquoi pas, après tout ? Voici donc, pour ces scrupuleux, une histoire simple du paradigme :

- Chez Platon, s’il m’en souvient, le paradeigma est l’exemple-type, indissociable du modèle qu’il illustre. C’est ainsi que les apparences sensibles déclinent les Idées (réalités intelligibles), dont elles permettent une première approche. Par exemple, les mille et une choses de la vie que l’on trouve belles ne font que refléter l’Idée de Beauté, essence immuable, seul véritable objet de la connaissance. Dès lors, la mission du philosophe consiste, en partant d’un réel apparent, à conduire ses disciples jusqu’à la contemplation de l’Idée pure qui transparaît en lui. Le paradigme, selon Platon, se reconnaît à cette double portée : il désigne à la fois le modèle et l’éventail des exemples que ce modèle recouvre.

- Le terme sera repris bien plus tard par nos grammairiens classiques pour définir les mots-modèles servant d’exemples à diverses règles grammaticales (déclinaison, conjugaison, etc.). En latin, le substantif Rosa, avec son éventail de désinences, est ainsi le paradigme de la 1ère déclinaison. En français, le verbe finir, avec ses flexions caractéristiques, est le paradigme de tous les verbes en –ir : il en est l’exemple représentatif.

- Au XXe siècle, les linguistes se saisissent du mot « paradigme » pour désigner, dans la chaîne d’un énoncé, non pas seulement tel élément représentatif mais, avec lui, l’ensemble des éléments qui lui sont substituables. Par exemple, si un locuteur veut exprimer l’idée de haine, il dispose d’un éventail de mots susceptibles d’évoquer ce sentiment, entre lesquels il choisira : antipathie, aversion, détestation, exécration, hostilité, agressivité inimitié, répulsion, etc. Ainsi s’établit le « paradigme de la haine » (auquel peuvent s’adjoindre tous les termes antonymes, affectés d’une tournure négative). Pour le moindre mot d’une phrase, il existe un éventail de substituts, une sorte d’axe vertical des autres choix possibles, dit axe paradigmatique. À cet axe fait pendant, dans l’acte de formulation, l’axe syntagmatique (horizontal) où s’opère le travail de combinaison syntaxique des mots dont dispose le locuteur. Dans cet emploi linguistique du « paradigme », on retrouve la double portée signalée ci-dessus.

- Mais voici que, vers la fin du XXe siècle, de nouvelles acceptions se font jour : le paradigme en vient à désigner une conception scientifique dominante à une certaine époque, « un modèle de pensée qui oriente la recherche et la réflexion scientifique » (Petit Larousse). On peut se demander si cette extension, qui fait du paradigme un synonyme de théorie, se justifie vraiment. Car le mot, dont l’usage devient aussi vaste que vague, finit par chasser d’autres termes plus précis qui convenaient jusqu’alors, comme en témoigne la définition de Wikipédia :

« Un paradigme est une représentation du monde, une manière de voir les choses, un modèle cohérent de vision du monde qui repose sur une base définie (matrice disciplinaire, modèle théorique ou courant de pensée). C'est une forme de rail de la pensée (…) » Et de préciser : « Le terme de paradigme, introduit par Thomas Kuhn […}, tend à désigner l'ensemble des croyances, valeurs et techniques qui sont partagées par les membres d'une communauté scientifique, au cours d'une période de consensus théorique »

Paradigme précis, ou Paradogme confus ? Je m’interroge. Wikipédia souligne que le terme s’emploie au sens de Weltanschauung (vision du monde, en allemand), ou encore d’idéologie dominante, et encore d’épistèmê (terme par lequel Michel Foucauld définit la configuration des divers savoirs propres à une société donnée, à une époque donnée). Autant de belles dérives déplorables : ce qui peut tout signifier… ne veut plus rien dire. Certes, Edgar Morin est évoqué pour son paradigme de la complexité (concept opératoire choisissant d’étudier les réalités, non point analytiquement, mais du point de vue de leurs relations et interactions en boucle), ce qui est un axe de recherche évidemment fécond. Mais l’appel de ce dernier à la constitution d’une paradigmatologie… me laisse dubitatif.

Dans ce même article, en revanche, l’évocation de la « méthode paradigmatique » par Emmanuel Levinas, dont le principe est que « les idées ne se séparent jamais de l’exemple qui les suggère », nous ramène avec bonheur à la démarche de Platon. Apprécions aussi la suggestion du philosophe américain Th. Kuhn qui, ayant introduit le paradigme dans le domaine scientifique, a fini par préférer l’expression « matrice disciplinaire ». On retrouve-là l’idée de concept opératoire, de grille interprétative indissociable des exemples-clefs qui ont permis de l’établir, qui permet d’explorer sous un jour nouveau un domaine limité de réalités.

Cela dit, pour votre prestige, ne manquez jamais l’occasion de parler de paradigme à temps et à contretemps. Ne remplacez surtout pas un aussi vaste mot par des équivalents précis, comme schéma fonctionnel, nouvelle grille d’interprétation, recherche opérationnelle, ensemble-clef, série-type, éventail de substituts, et j’en passe.

Sachez que l’emploi de ce terme est lui-même le paradigme (l’exemple-type) de tous ces usages verbaux qui consacrent la réputation scientifique d’un lettré, en intimidant les pauvres apprentis de la connaissance qui l’entourent, dont nous étions jusqu’alors vous et moi.

Et donc, maintenant que nous savons, ne nous gênons plus !

Le Songeur  (21-05-15)



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