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Les Jeudis du Songeur (56)

QUAND TOUT EST LE CONTRAIRE DE TOUT

Je songe, et me perds sans fin dans cette vue selon laquelle toute chose porterait en elle le contraire de ce qu’elle est.

Il ne s’agit pas de la fréquente – mais factice – opposition entre ce qu’est une chose et ce qu’elle feint d’être, qui signe tant de conduites : la fureur qui trahit l’impuissance, l’offensive qui cache la vulnérabilité, la pose flegmatique qui masque l’hyper-émotivité, tous ces faux-semblants qui ne font que couvrir une réalité de son envers. Une contradiction apparente n’est pas encore une contradiction interne.

Celle-ci relève en effet du postulat énoncé par Hegel : Chaque chose contient à la fois elle-même et son contraire. C’est ce qui lui permet d’évoluer. Ainsi, le principe du vivant (sa dynamique) implique la nécessité de la mort, comme la réalité de la mort ne cesse d’alimenter la vie. Ou encore, le maître, qui a besoin de l’esclave pour être « maître », se trouve de ce fait esclave de son esclave (lequel jouera à son tour de ce pouvoir). Selon la dialectique hégélienne, la négation est toujours positive, puisque la thèse, niée par l’antithèse, débouche sur une synthèse positive, laquelle, niée à son tour, donnera lieu à un nouveau dépassement, etc. Rien ne se meut que par la « contradiction interne » : tel est le principe de cette science dite humaine qu’on appelle l’Histoire…

Pareillement, à ce qu’on dit, l’infiniment petit, c’est-à-dire l’univers quantique, échapperait au principe de non contradiction qui régit pourtant notre science physique. En mécanique quantique, il y a des effets produits par des causes qui n’ont pas eu lieu, des réalités qui existent simultanément en plusieurs états (comme un chat qui serait à la fois mort et vivant), et autres espiègleries de la matière qui défient notre logique. Je n’en dirai pas plus car j’avoue ma sidération et mon incapacité à saisir ce qu’il en est dans ce domaine. Cependant, le fait pour une chose d’être à la fois elle-même et son contraire se retrouve aisément dans d’autres domaines que l’histoire : la psychanalyse par exemple, ou encore l’anthropologie.

La psychanalyse possède un précieux terme pour démasquer notre excellence infâme : la dénégation. Ainsi, plus vous vous offusquez lorsqu’on vous soupçonne d’un penchant pervers, plus votre indignation subite révèle son évidence. Si l’on vous dit par exemple que votre désir profond est d’étrangler votre père, occire votre frère, forniquer avec le fils du voisin, coucher avec votre mère, violer votre sœur, etc. et que vous vous insurgez à cette évocation, c’est bien le signe qu’elle révèle une zone sensible en vous-même. Plus vous niez, plus vous avouez. On imagine les ravages de l’Inquisition si Freud avait vécu dès le XIIIe siècle !

Mais ce n’est rien à côté de cet autre concept freudien qu’est la formation réactionnelle. Celle-ci pose que la plupart de nos actes vertueux sont l’expression d’un vice si fortement refoulé que l’exercice seul de la vertu nous permet d’y tremper, de près ou de loin. Par exemple, l’obsession d’ultra propreté qui anime la ménagère est le meilleur moyen pour elle de manipuler la crasse bien aimée, c’est-à-dire l’excrément qu’il lui fut interdit de tripoter à l’âge où chacun passe par le fameux « stade anal ». Idem pour le policier qui pourchasse le crime : il ne cherche à nettoyer la saleté que pour y mettre la main. Idem pour ces militants anti-fachos qui ne cessent de renifler partout des relents d’extrême-droite, satisfaisant en même temps leur idéal d’intégrité et leur goût des odeurs où la nausée abonde…

Et que dire de l’anthropologie qui, en démystifiant la logique du don, nous offre la plus belle illustration d’une réalité qui comprend par essence le contraire de ce qu’elle est ? Dans les sociétés traditionnelles, le don – apparemment gratuit – est une sorte d’obligation qui lie le donataire au donateur. Il faut accepter le don qu’on vous fait, comme il faudra, plus tard, y répondre par un contre-don. Ainsi se créent les liens mutuels nécessaires à la survie des communautés primitives. Mais plus le don est somptueux, plus le retour devra lui-même être à la hauteur : les familles s’obligent dès lors les unes les autres, pour de longues décennies. Si bien que la logique du don se révèle bientôt une logique de dette.

Les sociétés modernes, certes, n’en sont plus là. Cependant, nous attendons toujours de nos bienfaits une reconnaissance éternelle. En principe, quand on fait un cadeau, l’autre ne nous doit rien. Qui n’espère pourtant un « Merci » sonore, ou une réponse soumise de type : « Je ne sais pas comment vous remercier », à laquelle on répondra hypocritement : « Mais de rien, voyons ! » ?

Si je donne, j’oblige. Je ne me dépossède d’un bien que pour prendre possession d’un être.

Comment en sortir ? Quand j’envoie mon chèque à telle ou telle ONG, j’avoue mon joyeux trouble de passer pour « généreux donateur ». En même temps, je tente de corriger cette arrogance en disant autour de moi : « Nous sommes redevables à ceux que nous aidons de la chance qui nous est offerte de pouvoir les aider ».

Car je sais bien, en toute justice, que c’est moi le véritable débiteur. Et j’ai vraiment la conviction, lorsque j’y songe, d’avoir tout reçu de la Vie, et fort peu « rendu » en échange. Comme il n’est rien de ce que je suis que je ne doive à autrui, ma dette est infinie !

Mais voilà que, toute chose portant son contraire, mon infinie culpabilité d’éternel débiteur s’accompagne d’une fantastique sérénité à l’idée que personne ne peut jamais rembourser un capital infini : on ne peut s’acquitter que des intérêts de sa dette, et encore partiellement. Des miettes, en somme.

C’est pourquoi j’ai la plus profonde sympathie pour l’actuel gouvernement grec.

Le Songeur  (16-04-15)



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