AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (45)

UN CINÉASTE NOMMÉ RACINE

Je songe aux premiers vers que j’ai aimés de Racine, cités dans le « Castex et Surer » du XVIIe siècle (manuel antérieur aux « Lagarde et Michard »).

J’avais quinze ans peut-être, et je fus immédiatement emporté par la vision d’Andromaque évoquant le sac de Troie :

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle

Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ;

Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,

Entrant à la lueur de nos palais brûlants,

Sur tous mes frères morts se faisant un passage, etc.*

C’était pour l’héroïne l’équivalent d’un flash-back : l’une de ces scènes rétrospectives qui hantent le héros, et dont la révélation soudaine éclaire et densifie la suite de l’histoire. Souvenons-nous, par exemple, de la célèbre séquence de pendaison cynique sur laquelle repose toute la dynamique de « Il était une fois dans l’Ouest »…

Ainsi Racine, comme ses confrères classiques, usait déjà du procédé, sans d’ailleurs avoir besoin de se servir des facilités du ralenti !

Comment ne pas comprendre, au vu de ce tableau d’horreur, que la jeune femme refuse d’épouser Pyrrhus ? Mais Racine ne se contente pas de nous faire comprendre une situation : il nous fait revivre une séquence. Sur un fond de nuit cruelle, surgit Pyrrhus en gros plan. La caméra nous révèle, en un zoom étudié, le regard haineux de l’ennemi, dont l’éclat contraste avec la nuit. Le champ s’élargit alors aux palais de la ville en feu où le Grec pénètre, comme en surimpression. Puis la caméra revient suivre de près la course du guerrier, en une sorte de travelling, pour le montrer marchant sur les cadavres qui freinent sa foulée… Et ces cadavres, précisément, sont, les frères de l’héroïne. Vision d’horreur, dont on imagine ce qu’aurait fait Abel Gance ! Mais Racine n’avait pas besoin d’Abel Gance. La douleur lancinante des sonorités de l’alexandrin ajoute leur relief aux images ! Vraiment, qui donc oserait après Racine prétendre avoir inventé le cinéma ?

Or, ce n’est là qu’un échantillon de notre cinéaste classique. Il en est bien d’autres. Le spectacle de Junie, par exemple, dont se repaît Néron qui vient de la faire enlever :

Cette nuit, je l’ai vue arriver en ces lieux

Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,

Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes […]

Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,

Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,

Relevaient de ses yeux les timides douceurs.**

Voyez les jeux de lumière, l’art du contraste ! Certes, ce n’est encore là que de la pellicule en noir et blanc ; mais c’est aussi la chance de notre opérateur, dans la mesure où la couleur est tellement venue nuire à la puissance imaginaire du septième art.

En deux vers, Racine crée tout un monde, là où pataugent les péplums hollywoodiens :

Quand pourrai-je, au travers d’une noble poussière,

Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ?***

On jurerait que ses personnages ont une caméra dans les yeux ! Voyez encore cet autre char que conduit Hippolyte, tel un « poor lonesome cowboy » en marche vers son destin :

Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ;

Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes…****

Je ne sais s’il existe des thèses sur Racine cinéaste. Je l’espère. En attendant, je me permettrai de citer encore, pour achever ce parcours, l’un des passages raciniens les plus célèbres (par ses effets spéciaux : fondu-enchaîné, mouvement plongeant, gros plan, arrêt-sur-image), que ne renierait pas un amateur de cinéma fantastique. Il s’agit de l’épisode où Athalie, en Songe, apprend du « fantôme » de sa mère le sort cruel qui l’attend. Épouvantée, l’héroïne veut embrasser sa maman, dont l’ombre semble se pencher vers elle dans son lit, mais, mais :

Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange

D’os et de chairs meurtris, et traînés dans la fange,

Des lambeaux pleins de sangs, et des membres affreux

Que des chiens dévorants se disputaient entre eux…*****

Le Songeur  (29-01-15)


* Andromaque, III, 8 (vers 997-1001)

** Britannicus, II, 2 (vers 386-394)

*** Phèdre, I, 3 (vers 177-78)

**** Phèdre, V, 6 (vers 1501-1502)

***** Athalie, II, 5 (vers 503-506)


(Jeudi du Songeur suivant (46) : « LA GRANDE OURSE N’EXISTE PAS »)

(Jeudi du Songeur précédent (44) : « LA LARME DE RUBINSTEIN »)