AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (43)

« L’HOMME EST UN LOUP POUR L’HOMME » : CHERCHEZ L’ERREUR

Je songe à l’éternelle quête de la vérité, qui consiste avant tout… à dépister l’erreur, si « humaine » soit-elle. Faute de quoi, on la propage.

J’en ai fait l’expérience à mes dépens lorsque, jeune professeur, j’attribuais à Hobbes la fameuse sentence : « L’homme est un loup pour l’homme » (Homo homini lupus). Grossière ignorance ! Je découvris bien vite ce que l’on devine, à savoir que Thomas Hobbes (1588–1679) avait simplement emprunté la formule au poète comique Plaute (Titus Plautus, –254/–184). Celle-ci, qui figure dans la Comédie de l’âne (Asinaria (II, 4), avait déjà été commentée, notamment par Érasme (1469-1536), puis reprise par Rabelais, Montaigne, et quelques autres. Hobbes n’était donc ni l’auteur, ni même le vulgarisateur de cet aphorisme. Je progressais vers la vérité historique. Mais il eût été risqué d’en rester là...

Car dans ses Adages, tout imprégné qu’il est par les débats antiques, Érasme nous présente une première maxime qui s’oppose diamétralement à celle de Plaute : Homo homini deus (L’homme est un dieu pour l’homme). Bizarre, non ? Il y avait donc deux maximes ? Les anciens se posaient naïvement la question : l’homme est-il pour l’homme un dieu, ou un loup ? Ça alors ! Érasme, très honnêtement, cite alors le point de vue de Plaute, mais… Mais voilà :

Voilà que, pour disserter en connaissance de cause, Érasme a l’étrange idée de nous donner l’énoncé complet de la maxime originelle de Plaute. Et voici – ô surprise ! – la phrase entière que l’on découvre : Lupus est homo homini, non homo, quom, qualis sit, non gnovit. Ce qui veut dire : « L’homme est un loup pour l’homme, et non un homme, tant qu’il ignore la qualité de celui-ci (l’être qu’il rencontre) ».

Sacrebleu ! La sentence de Plaute avait donc été tronquée ! Tronquée donc faussée ! Elle n’avait pas le pessimisme absolu qu’on lui prêtait. Le terme qualis nous renvoie en effet aux questions spontanées qu’on se pose à l’approche d’un inconnu. Quel est-il, celui-là ? À quelle sorte d’individu ai-je affaire ? Est-ce un homme digne de ce nom ? Tant que je l’ignore, je reste sur mes gardes : ça se comprend. Alors, plutôt que d’ouvrir les bras, je montre mes crocs…

Mais était-ce bien ce que disait le contexte ? Hé oui ! La situation est celle d’un Marchand, étranger à la Cité, qui doit remettre une somme à un citoyen. Ce dernier étant absent, son esclave Léonidas propose de transmettre l’argent à son maître. Mais le Marchand ne l’entend pas ainsi ! Léonidas a beau lui dire : « Je suis un homme comme toi », le Marchand s’obstine. Et de justifier ainsi sa défiance : « […] tu ne me persuaderas point de te livrer cet argent sans savoir qui tu es. L’homme est un loup pour l’homme, et non un homme, tant qu’il ne sait pas à qui il a affaire ». Le Marchand montre les crocs, car l’esclave pourrait se révéler un prédateur rusé. C’est seulement quand Léonidas aura montré patte blanche et visage humain, que la relation pourra s’établir. Notons qu’il n’est pas impossible que Plaute ait prêté au Marchand un proverbe préexistant ; mais alors, pour l’atténuer. Plaute dit aux hommes : si vous désirez la paix, reconnaissez-vous d’abord mutuellement comme des êtres humains.

La trahison de sa pensée n’est sans doute à imputer ni à Érasme ni à Hobbes. La tradition avait, bien avant eux, faussé la formule en l’extrayant de son contexte. Mais voici qu’une nouvelle erreur – cerise sur le gâteau du mensonge historique – devait s’y ajouter. Des clercs firent croire que le fameux Homo homini lupus figurait à la base de l’essai majeur de Hobbes, Le Léviathan (1651). Certes, celui-ci justifie par la violence de l’homme à l’état de nature la nécessité d’une Société civile fondée sur de fortes lois et un rigoureux contrat entre citoyens ; mais de Plaute, pas un mot. Et de loup, point de trace, à l’exception d’une citation… du Christ : « Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups » (Matthieu, X, 16).*

Le Songeur  (15-01-15)


* Précision : C’est dans son essai sur la politique, le De cive (1642), que Thomas Hobbes mentionne la maxime Homo homini lupus. Mais d’une part, celle-ci ne figure que dans l’Épître dédicatoire au comte de Devonshire, en avant-texte. D’autre part, Hobbes ne la cite – comme Érasme – qu’en parallèle avec la maxime contraire : Homo homini deus. Il dit clairement : certes, l’homme est un loup pour l’homme lorsque les individus sont livrés aux individus (la violence des méchants oblige les bons eux-mêmes à se défendre par la violence) ; mais l’homme est aussi un dieu lorsque, dans une Cité policée par des lois justes et fortes, il se conduit divinement avec ses semblables. Mais Plaute n’est pas nommé !


(Jeudi du Songeur suivant (44) : « LA LARME DE RUBINSTEIN »)

(Jeudi du Songeur précédent (42) :
      « POUR UNE DISSUASION MASSIVE DES CONFLITS ARMÉS »)