AFBH-Éditions de Beaugies 
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Jeudi du Nouvel An

CONDITIONNEL

Je songe souvent à cette soirée à venir d’un été finissant. Le soleil couchant irradierait mon village de nostalgie sereine. Il y aurait, au fond du salon, un de ces pianos de jadis où reposent quelques partitions annotées. Au-dessus veillerait La Dentellière de Vermeer, penchée sur son ouvrage, ses doigts habiles filant nos heures au ralenti.

Le téléviseur serait en panne.

Sur le canapé, deux petites-filles liraient, voyageant dans l’espace de leurs rêves intérieurs. Les murs seraient tapissés de souvenirs vivants. La fenêtre nous guiderait vers la lumière du soir, enluminant le jardin qui se fige peu à peu. Par-delà les plaines qui s’étendent jusqu’aux bois, d’invisibles graines d’avenir feraient sentir leur mystérieuse croissance. Un frisson de septembre ferait frémir les peupliers lointains, dont les ombres s’allongent à mesure qu’ils montent vers le ciel.

L’ordinateur, obsolète, aurait rendu l’âme.

Dans le silence du crépuscule, à peine troublé du froissement des pages tournées par les enfants, on pressentirait cette patience infinie du Temps qui s’apprête à faire naître et renaître des jours d’éternelle et douce fécondité. La Conscience du monde, sans avoir à faire entendre sa voix, s’exprimerait intensément.

On aurait débranché le téléphone.

Il me semble qu’à ce moment précis, je ferais quelques pas, guidé par quelque songe, glissant à travers l’air sans déranger les ombres. Ému, mais ne sachant pourquoi, j’irais discrètement à la rencontre d’anciennes sonorités… et mes doigts sur le clavier, sans que je l’eusse prévu, se souviendraient d’une mélodie toujours inachevée :

Dans la pénombre, où tout se passe en filigrane, l’univers semblerait se taire, attentif. Nos âmes toucheraient presque à la félicité des cœurs transparents. Cette grande paix du soir n’oublierait rien de l’immense peine des hommes qui, là-bas, cheminent jour après jour en quête de paradis perdus.

Et peut-être percevrais-je, venue je ne sais d’où, la voix d’une présence lointaine et familière, me murmurant soudain :

— Que te manquerait-il, alors ?

— Toi.

— Eh bien... rebranche le téléphone !

Le Songeur  (01-01-15)



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