AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (39)

NE PAS TROP REMETTRE LES PENDULES À L’HEURE

Je songe à cette formule imagée, fréquente dans le langage sportif : remettre les pendules à l’heure. C’est-à-dire, pour une équipe ou un champion, retrouver son niveau d’excellence, après une méforme passagère.

J’avais oublié le sens originel de l’expression, lorsque l’on m’a offert un « Coucou » : une bonne vieille pendule en bois « dont la sonnerie imite le cri du coucou » (Dictionnaire). J’ai tout de suite été fasciné par cette petite merveille mécanique, son modeste balancier qui scande les secondes, avec les poids en laiton suspendus à leurs chaînes, ces concentrés d’avenir qu’il faut chaque soir « remonter » pour garder la mesure de la marche des heures.

Lorsqu’on y réfléchit deux minutes — car au-delà nos neurones « fatiguent » — c’est une étrange entreprise que de remettre les pendules à l’heure pour rester branché sur la vie, comme si l’on empêchait alors le Temps de se figer ou s’emballer. On croit en maîtriser le cours, et l’on s’enferme, la peur au ventre, dans le pire des engrenages : la course contre la montre du troupeau citoyen.

Or, ma jolie pendule avait un défaut structurel, qui se révéla un avantage insigne : elle était approximative. Au départ, elle retardait un peu lorsque les poids étaient remontés, puis accélérait lorsque ceux-ci plongeaient vers le bas, ce qui faisait une moyenne vaguement fiable : mon hor-loge (« ce qui dit l’heure ») était crédible. Mais très tôt, emportée par un monde « qui va de plus en plus vite », elle se mit à galoper. J’étais à tout moment obligé de « remettre ma pendule à l’heure », chose épuisante. Et ceci, jusqu’au jour où fut instaurée l’alternance entre les horaires d’été et d’hiver, où je compris que l’heure exacte… n’existe pas ! « Bon Dieu, me dis-je, à quoi bon s’acharner sur une pendule fantaisiste : l’heure n’est qu’une découpe arbitraire du temps ! Et le Temps lui-même n’existe pas : il est relatif à l’espace, il ne cesse de varier. Il nous fait prendre les heures pénibles pour des siècles, tandis que les jours heureux nous fuient comme des secondes ! Il n’y a que deux instants vraiment réels, notre naissance et notre mort : entre les deux, n’hésitons plus à jouer avec l’illusion temporelle ! »

Ma relation à ma pendule en fut aussitôt transformée. Puisque les temps étaient arbitraires, c’était à moi d’en fixer la mesure. Certes, j’avais encore le souci de ne pas manquer mes rendez-vous essentiels, mais en m’octroyant, comme le TGV, le droit à l’approximation. Pour le reste, je me mis à accepter que mon horloge prît de l’avance. De temps à autre, je la punissais, en lui infligeant des pénalités de retard (15, 20, 30 minutes, ou plus). Je m’amusais alors de la voir repartir au triple galop, opérant sans faille son retour vers le futur… au risque d’être parfois à l’heure, par le pur effet du hasard. Le coucou chantait, il chante toujours, épisodiquement, et cela me distrait. Je vis enfin un Temps élastique, je joue avec lui au chat et à la souris. Et cela n’a plus rien à voir avec l’Horloge sinistre de Baudelaire qui vous dévore, ou la pendule d’argent qui traque les Vieux de Brel.

Quelques lecteurs au réalisme borné se demandent peut-être comment je fais, en pratique, pour savoir l’heure qu’il est ? Eh bien, c’est simple. J’ai dans la tête une puce neuronale infaillible : la règle de trois. Voici comment je procède. Sachant par exemple que ce matin, à 10 heures, j’ai réglé ma pendule sur 9h45, et que celle-ci avance en moyenne de 3 minutes par heure, quelle heure sera-t-il lorsqu’elle marque 12h10 ? Enfantin ! Un rapide calcul mental m’indique qu’elle n’a rattrapé que 7’36’’ sur son quart d’heure de retard, et qu’il est donc en vérité… 12h 18 très exactement, chiffre auquel je ne manque pas d’ajouter les 3 secondes de mon calcul mental*.

Notons, pour finir, qu’à l’image de ma pendule, la plupart des gens s’adressent maintenant des « Coucous » pour un oui ou pour un non, preuve indéniable que ma pendule est depuis longtemps en avance sur son temps.

Le Songeur  (18-12-14)


* Précision : Entre 9h45 et 12h10, il y a 145 minutes. Mon horloge faisant 63 minutes par heure, elle a avancé en réalité de 145 / 63 x 60 = 138 minutes. À quoi il faut ajouter son quart d’heure de retard initial. « L’heure qu’il est » s’établit donc à 9h45 + 138 + 15 = 12h18.


(Jeudi du Songeur suivant (Noël) : « LA JOIE DE SE SENTIR PETIT »)

(Jeudi du Songeur précédent (38) : « NERVAL »)