Conformément au projet annoncé le 6 juin, nous poursuivons ici la citation d’extraits de mots-concepts expliqués dans le Dictionnaire portatif du Bachelier, aujourd’hui, les mots Réel et Réalisme.
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RÉEL. adj. et n. m. 1° Qui existe comme une chose : qui se produit effectivement ; qui a une « réalité » objective (indépendamment de la perception qu’on en a ou de notre absence de perception). Le réel comprend tous les phénomènes de la nature, tous les faits individuels ou collectifs du monde humain. Dans ce sens, le réel peut s’opposer :
— d’une part, à ce qui est apparent ou simplement perceptible : la science montre aisément que la majorité des phénomènes échappent à notre perception (à nos cinq sens) et que, souvent, ce que nous croyons percevoir ne correspond pas à la réalité effective des choses (contrairement aux apparences, le soleil ne tourne pas autour de la terre) ;
— d’autre part, à ce qui est illusoire (un rêve que l’on caresse), fictif (une histoire qu’on invente) ou imaginaire (une œuvre d’art que l’on projette).
2° Qui est présent à l’esprit humain : qui peut être l’objet d’une réflexion précise, actuelle, mais n’existe pas forcément en soi, de façon autonome, indépendamment de la représentation que s’en fait notre pensée.
Ce second sens élargit le domaine du réel à tout ce que peut produire la subjectivité humaine, de façon rationnelle ou non. Une théorie émise par un homme de science est bien une réalité ; elle ne se confond pourtant pas avec le réel qu’elle interprète (au sens n° 1). Elle est de nature intelligible, non sensible. Pourtant, une fois émise, elle fait partie du « réel » que les êtres humains vont pouvoir prendre en considération. Certains philosophes, à ce propos, essaient d’opérer une distinction entre ce qui est « réel » (qui existe en soi) et ce qui est « vrai » (qu’élabore l’esprit humain). Mais le problème se complique car certains estiment que les idées existent par elles-mêmes (voir Platonisme : l’idéalisme platonicien se veut un réalisme).
Le réel, dans ce second sens (comme donnée actuelle présente à l’esprit), s’oppose à la fois à ce qui est possible et à ce qui est idéal. Ces deux sens du mot n’épuisent pas la redoutable question de ce qu’est le « réel », et qui tient autant à l’ampleur de la réalité qu’à la complexité de l’esprit humain. En effet :
— d’une part, l’homme est un être de désir et d’imagination : ce qu’il croit sentir, ce dont il rêve, ce qu’il désire, lui donne souvent une extraordinaire impression de réalité, impression qu’il peut faire partager par le langage (ainsi, toute la production imaginaire des œuvres d’art devient réalité, devient objet réel, existant en soi - songeons aussi par exemple à l’invention mélodique en musique) ;
d’autre part, nous ne connaissons souvent le réel qu’à travers les représentations mentales, abstraites, que nous nous en donnons (par le langage notamment). La réalité de l’eau, est-ce la sensation que j’en éprouve, ou bien est-ce la formule H2O ? Dans la mesure où le « réel » ne nous est sensible qu’à travers des représentations, il n’a pas plus d’intensité pour nous que des représentations fictives parfaitement élaborées (d’où le vestige du virtuel) ; au pur niveau de la conscience, les illusions procurent souvent une plus grande impression de réalité que les figurations abstraites (mais justes) des choses telles qu’elles sont. Dans l’emploi des mots « réel » et « réalité », sachons donc préciser de quelle nature sont les réalités dont nous parlons et quel est le « degré de réel » du Réel auquel nous nous référons. De même pour l’emploi du mot réalisme (voir ce mot).
RÉALISME. n. m. (lire au préalable l’article Réel).
1° Sens courant : aptitude à voir la réalité telle qu’elle est, à en tenir le plus grand compte dans sa conduite. Dans ce sens, le mot s’oppose à l’idéalisme (comme tendance à idéaliser le monde) et peut parfois prendre une connotation péjorative (le réalisme politique, par exemple, confine au cynisme). Si l’on approfondit l’emploi de ce mot, au sens courant, on peut se demander à propos de quelles réalités certains individus sont dits « réalistes » par rapport à d’autres, ce qui renvoie à la question : qu’est-ce que le réel ? C’est en effet souvent parce que nous privilégions certains aspects de la réalité que nous taxons les autres d’irréalisme (alors qu’ils se situent dans une autre dimension du réel, moins utilitaire).
2° Sens philosophique : platonisme, doctrine qui attribue au monde intelligible, aux connaissances ou aux idées une réalité en soi, d’où il résulte que posséder la connaissance est saisir la réalité même. Pour Platon, Ce qu’on appelle vulgairement la « réalité sensible » n’est qu’une apparence : la réalité est intelligible par essence ; on ne saisit donc vraiment le « réel » que par la connaissance des Idées qu’il reflète.
3° Sens esthétique (art et littérature) : volonté de représenter le réel « tel qu’il est », le plus exactement possible, sans déformations dues à la subjectivité de l’auteur (aussi bien dans la dénonciation que dans l’idéalisation de la réalité). Le réalisme peut être descriptif (désir de peindre la nature en donnant une impression de réalité totale), psychologique (volonté d’analyser les mécanismes de l’âme humaine avec une précision d’anatomiste), social (représentation des conditions réelles d’existence du peuple ; peinture de la bourgeoisie et de son « esprit »), et même fantastique (description des fantasmes et des peurs, des aspects mystérieux et effrayants du monde).
Historiquement, le réalisme a surtout été un courant littéraire, né au milieu du XIXe siècle, illustré notamment par l’œuvre de Balzac, puis celle de Flaubert, et poursuivi par le mouvement naturaliste. Le réalisme balzacien tend à reproduire avec vigueur la société de son temps. Le réalisme flaubertien est surtout marqué par la volonté de son auteur de ne pas intervenir (subjectivement) dans la conduite de son roman. Le naturalisme insistera sur la peinture de la misère humaine. Si la volonté de réalisme est indéniable dans toutes ces œuvres, il semble que l’ambition réaliste reste une vue de l’esprit. D’une part, parce que toute littérature reproduit, directement ou non, de larges parts de la réalité. D’autre part, parce que le parti pris de réalisme aboutit souvent à des choix eux-mêmes arbitraires (peinture du médiocre, de l’horrible, du misérable) dans lesquels le tempérament personnel et le goût de l’artiste se reconnaît aisément. Ainsi, le réalisme n’est qu’un modèle parmi d’autres, aussi conventionnel que les autres, de représentation du réel.
Le Songeur (19-09-2024)
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