AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (345)

INTERRUPTIONS DE JEUNESSE

À notre ami Malthus*

L’Institutrice, qu’on appelle maintenant « Professeur des écoles », se trouve dans sa classe, vers 9h30. La leçon d’aujourd’hui porte sur les « Droits de l’Homme ». Il importe d’y sensibiliser les enfants dès le plus jeune âge.

La Directrice frappe et entre.

— Je viens chercher Matthieu et Sarah, dit-elle.

L’Institutrice s’étonne et demande pourquoi.

— C’est pour le P.A.S.S., chuchote-t-elle. le Programme d’Allègement Statistique des Surnuméraires.

L’Institutrice ne s’en souvenait pas. La Directrice doit lui réexpliquer que tous les ans à la même époque, pour se prémunir contre le risque de surpopulation, il a été décidé de supprimer environ 10% des enfants, soit deux élèves au minimum par classe.

— Ah bon, dit l’Institutrice. C’est déjà commencé ?

— Depuis trois-quarts d’heure environ, répond la Directrice.

— Mais… on n’a pas l’autorisation des parents !

— Ce n’est pas un problème. Le camion-abattoir est passé plus tôt que prévu. Rien de bien grave.

— Tout de même, insiste la Maîtresse, on aurait dû envoyer un mot aux parents pour les avertir. Ce n’est pas réglementaire !

La Directrice la rassure :

— Ne t’inquiète pas, c’est maintenant une habitude. Comme l’heure d’été.

En jetant un œil par la fenêtre, l’Institutrice reconnaît quelques parents présents dans la cour. Ils n’ont pas l’air de s’affoler. Ils caressent gentiment leurs petits, pour leur épargner tout stress inutile avant l’opération spéciale.

— Je les ai prévenus par téléphone, dit la Directrice : ce sont les parents des enfants désignés. Ils sont flattés de servir la République.

L’Institutrice les trouve très naturels, très calmes. Tout est normal. Ils font docilement la bise à leurs petits, puis les mènent prendre place dans les rangs.

« On aurait pu me prévenir », maugrée malgré elle l’Institutrice. Elle a souvent à se plaindre de la rétention d’information dont elle est victime de la part de la Directrice. Rien n’est parfait.

Au moment de repartir avec les deux enfants, la Directrice, prise d’un scrupule, se retourne et déclare :

— Au fait, il m’en faudrait peut-être un troisième. Qui veut bien accompagner Matthieu et Sarah ?

Aussitôt, plusieurs mains se lèvent et des voix s’écrient : « Moi, Madame ! Moi, M’dame ! ». Mais ce sont Zoé et Aurélien qui ont les premiers fait claquer leurs doigts.

— Aurélien ! Tranche déjà la Directrice, soucieuse de bien nommer les choses, et le favorisant inconsciemment.

Elle l’a eu en C.P. l’an passé. Un enfant anormalement doué, au point d’en être gênant quelque part.

L’Institutrice semble contrariée :

— Pas Aurélien, dit-elle à voix basse. Il serait plus avisé, en tout cas plus pédagogique, de choisir un enfant qui ne maîtrise pas encore bien la lecture. Aurélien est mon meilleur…

La Directrice prend très mal cette suggestion :

— Ce serait vraiment contrevenir au principe d’égalité citoyenne ! s’exclame-t-elle. Le sort les a choisis : on ne doit rien modifier. L’école publique ne saurait favoriser ni défavoriser un élève, quel qu’il soit, par rapport aux autres.

L’Institutrice, d’abord choquée, trouve en définitive la remarque judicieuse ; d’ailleurs, Matthieu et Sarah, rejoints par Aurélien, se sont levés et s’apprêtent à sortir en plein air, avec leur allant quotidien. Ce n’est pas tous les jours que des élèves bénéficient ainsi d’un traitement privilégié de la part de la Directrice.

Cependant, dans la cour, le discret échafaud accomplit patiemment sa tâche, en contribuant pour sa modeste part à dégraisser le troupeau scolaire de ses effectifs en surnombre. En fait, on ne voit pas la machine. Elle est installée à l’intérieur du camion itinérant qui servait, autrefois, pour collecter d’école en école le don du sang. Simplement, on entend par intervalles le claquement feutré du couperet qui, paisiblement, rythme l’écoulement des choses de ce monde.

Il y a parfois quelques cris et mouvements. Ce sont les enfants qui se battent pour passer en premier. C’est toujours comme ça quand on les met en rangs.

L’Institutrice reprend sa leçon d’histoire sur la déclaration des droits de l’homme et de l’enfant. Les petits apprennent, sous le chaud soleil printanier, confiants en l’avenir. Éternelle ruche bourdonnante, l’école forme au civisme les futurs citoyens.

« Je savais bien, murmura l’Institutrice en se réveillant, que la Directrice détestait Aurélien ! ».

Le Songeur  (16-05-2024)


* « La guerre et l’IVG ne freinant plus assez la surpopulation. L’échafaud seul y parviendra, en contrôlant les naissances après leur émergence. On devra pratiquer une sorte d’IJA, Interruption de Jeunesse Aléatoire. » (Malthus, Essai sur le progrès, 1824).



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