Je me suis permis, dans l’une de mes œuvres de jeunesse, de fustiger
Ceux qui hurlent avec les loups que les autres sont des moutons.
Ce n’était pas stupide, mais il faut bien convenir que ce trait reposait sur une idée reçue, à savoir que les moutons seraient « moutonniers »…
Ô calomnie ! Il n’en est rien, et je le constate chaque matin, depuis qu’un « troupeau » de ces braves bêtes, une quarantaine environ, paît toute la journée dans un pré, non loin de ma maison.
Curieux d’observer avec empathie et patience ce groupe d’individus pas comme les autres, je m’approche souvent de la clôture pour les voir aller et venir. Et c’est alors que, sans préjugés apparents, ceux-ci viennent à moi pour m’observer de près, se montrant curieux*, comme vous et moi, au point de m’intimider de leur regard interrogatif. Spontanément, je tente alors d’établir le contact en leur adressant la parole dans ce que j’imagine être leur langue : je bêle, en leur adressant un bonjour que je prolonge d’un ton engageant : « Bêêêêeee… Bêêêêeee… »
Et voici que sans défiance manifeste à l’égard de l’étranger que je suis, plusieurs d’entre eux me répondent avec spontanéité : « Bêêêêeee… Bêêêêeee… ».
Le contact est dès lors établi.
Pas de discrimination, pas de racisme à mon égard : ces gens-là sont pacifiques, en quête de ma propre altérité ; et cependant, chaleureusement, ils me traitent comme un alter ego, ce qui me remonte le moral, à moi qui, si fréquemment, doute de moi !
Plusieurs, se démarquant de leur ensemble, viennent librement respirer ma main tendue à travers la clôture. D’autres continuent de brouter sans se sentir dérangés par le côté non conforme de mon comportement (─ j’ai parfois vu des enfants les chasser méchamment, ce dont ils ne me tiennent pas rigueur en dépit de mon appartenance à l’ethnie humaine). Alors, tout en me remettant à bêler pour fortifier notre lien, je ramasse quelques brins d’herbe que je leur offre, et voici qu’ils les mâchonnent par politesse, en guise d’apéro.
Certes, dans le tas, on en trouve quelques uns atteints de panurgisme** : ils ne savent que suivre les autres en se croyant originaux. Mais je reste surpris par les initiatives fréquentes que prennent les autres : par exemple, ceux qui, friands des feuilles du noyer, sautent en l’air pour les atteindre, ─ et voici la frondaison de mon noyer taillée horizontalement à deux mètres du sol, ce que je trouve fort joli de loin : des artistes !
Il est vrai, leur berger me l’a confié, que la plupart sont des brebis et qu’il n’y a dans le troupeau qu’un seul heureux bélier, souvent fatigué d’ailleurs, et quelques agneaux contestataires qui s’ébattent dans le pré, en privilégiant la consommation de certaines herbes rarissimes. En somme, c’est de la diversité du vivant que les moutons font preuve au fil des jours. Un spectacle sans doute en voie de disparition...
Et dire que, sauf de rares exceptions, nous ne les apprécions que pour leurs côtelettes, et non pour leur pacifisme éclairé !
J’espère, disant cela, ne pas heurter vos convictions…
Le Songeur (19-10-2023)
Notes :
* Curieusement, l’adjectif « curieux » a un double sens : il désigne tantôt quelqu’un qui fait preuve de curiosité (intellectuelle par exemple), tantôt quelqu’un qui, vu son étrangeté naturelle, se manifeste comme une « curiosité » à découvrir. C’est dans ce double sens que je l’emploie ici.
** Panurgisme. (de Panurge, personnage de Rabelais). Comportement passif et grégaire, conformisme. Ex : le panurgisme des vacanciers. » (Petit Larousse) Il faut remarquer que les troupeaux de moutons ont en général besoin, pour manifester leur suivisme, d’être sévèrement encadrés par des chiens, dont le rôle s’apparente à celui de la police lors des rassemblements humains…
(Jeudi du Songeur suivant (334) : « COUPS DE POUCE ET LOGIQUES SOCIALES » )
(Jeudi du Songeur précédent (332) : « LE PETIT PRINCE ET LE POÈTE » )