Il y a huit ans, j’ai commenté l’étonnante expression « présence d’esprit » pour saluer la mémoire d’un ami disparu, Colas Rist. Celui-ci, dans nos échanges comme avec d’autres, faisait preuve de cette précieuse faculté que vise cette alliance de mots, d’où le caractère exceptionnel de son amitié ; je disais expressément :
« Loin de se réduire à un alter ego qui ne reconnaît en vous que ce qui lui ressemble, l’ami capable de présence d’esprit sait à la fois retentir à vos émotions et entrer dans vos vues, sans les approuver béatement, mais plutôt en vous aidant à les pousser jusqu’au bout. Il ne vous reçoit tel que vous êtes que pour vous conduire au meilleur de ce que vous pouvez devenir. Sa confiance vous reçoit, sa lucidité vous éclaire : il y a toujours quelque chose de prophétique dans son discernement. Et ceci, quel que soit le domaine où se situe votre échange : projet de vie, conduite morale, choix du métier, création artistique. »
Je présentais ainsi ce charisme comme une aptitude innée de sa personne, marquant nos divers échanges.
Et voici que, repensant à cette expression, je me demande à la fois si elle n’est pas une qualité que l’on peut acquérir et développer en dehors d’une situation d’échange (donc, simplement en pensant aux autres), et s’il ne faut pas la redéfinir en redonnant à ces deux termes associés tout leur signification potentielle.
Faire preuve de « présence d’esprit », au sujet de nos amis ou connaissances, c’est, par l’esprit, tenter d’être présent à ce qu’ils sont. Retrouver en soi, par exemple, lorsqu’on se souvient d’eux, ce qui fait leur présence, l’esprit qui anime leur être. On doit soi-même faire preuve de présence d’esprit pour ressaisir la façon dont se manifestait ainsi leur propre « présence d’esprit ». Et si je semble jouer sur les mots, c’est que cette expression a quelque chose de pléonastique : la présence est elle-même fruit de l’esprit, puisque par nature, l’esprit est ce qui anime, fait vivre, éveille et rend présent tout ce qui est potentiel en nous-même.
Concrétisons. Lorsque je me souviens d’un tel, des circonstances de sa vie, de faits et gestes objectifs le concernant, je puis rester un certain temps à la surface de ce que je sais de lui, et puis soudain, revivant des impressions en moi reçues de sa présence, issues de son être même, c’est alors son esprit même que je rejoins. Il fut pour moi « présence d’esprit », et dans l’effort intérieur que je fais pour retrouver ce que j’éprouvais alors exactement, je me fais esprit en quête de sa présence spirituelle.
C’est ainsi que prend un sens nouveau, profond, fraternellement humain, l’acte de penser à quelqu’un que je connais ou ai connu, en tant que « présence d’esprit ».
Vous avez dû sans doute expérimenter vous-même ce rappel soudain, en songeant un jour ou l’autre à un ami plus ou moins oublié, faisant l’effort de retrouver en votre for intérieur sa présence, ou cet esprit dont sa présence était issu.
Souvent, au sujet des personnes que nous rencontrons, dans la réalité quotidienne, nous estimons que telle ou telle a plus de « présence » que telle ou telle autre. Et comme, dés qu’il y a présence, il y a effet d’esprit, c’est bien leur esprit même que notre propre esprit retrouve ou ne retrouve pas assez en songeant à leur être. Que de personnes, hélas ! n’ont pas l’esprit de faire sentir ce qu’est leur être ! À moins qu’il faille incriminer l’incapacité de notre réception…
À l’opposé, lorsque l’on s’étonne du mystère de certaines amitiés, réalité souveraine qui lie des sujets humains, ne faut-il pas les définir comme des formes de co-présence entre deux esprits qui se trouvent ou se veulent en phase l’un avec l’autre.
L’esprit, qui produit la présence, est signature de l’être.
Aussi bien, quand on se remémore quelqu’un à fond, au fond, c’est de sa présence d’esprit que l’on part en quête. On le pensait plus ou moins disparu de notre champ de conscience, symboliquement inhumé au fond de soi, et voici qu’en se recentrant sur sa présence enfouie (enfuie ?), c’est son être qu’on ressuscite en soi (« Ah oui, je me souviens, il était ceci, il aimait cela, etc. »), on le fait revenir à la vie en tant qu’esprit, en sa nature et surnature.
Qu’est-ce donc que l’esprit ?
J’aimerais pouvoir répondre : l’esprit est la surnature naturelle de l’être.
Il n’est pas besoin de faire tourner les tables pour en retrouver la présence ; il suffit de réactiver en soi, en esprit, ce que notre propre « présence » a reçu de la sienne.
Bien penser à quelqu’un, c’est chercher en soi sa présence spirituelle, par le meilleur de la faculté qu’est le Songe, quand il est quête de l’essentiel.
J’avoue ici une intuition que j’ai eue un jour. Je venais d’avoir longuement songé à mes propres filles, lorsque j’ai griffonné sur un bout de papier : « Quand je pense à mes filles, ma pensée se fait prière. »
Curieuse intuition qui m’a traversé ! Penser à quelqu’un au fond, avec ferveur, serait-ce prier ? Non, au sens banal où l’on nomme « prier » le fait de supplier pour obtenir quelque faveur ; mais oui dans cet autre sens plus global où l’état de prière consiste en un désir fervent d’être avec : de partager une volonté basique de Bien d’autrui avec celle qui anime nos frères humains, en les rejoignant dans ce qui serait l’existence d’une dimension surnaturelle du monde.
Le Songeur (7-04-2022)
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