J’assistai un jour aux obsèques d’une personnalité connue, tout humble dans mon coin derrière une colonne, à l’écart de l’assemblée où il y avait sans doute nombre de personnalités du « tout Paris » dont j’ignorais le visage et la tenue vestimentaire.
Vers la fin de l’office, une partie de l’assemblée ayant suivi dehors le corbillard, il y avait non loin de moi un grand Monsieur dont l’aspect me rappelait quelque chose (une photo dans un magazine) et que j’identifiais comme journaliste et écrivain d’une certaine notoriété. Or, ce personnage à découvert, de toute sa hauteur, semblait jeter autour de lui un regard circulaire et lointain sur la nef qui se vidait, comme s’il recherchait quelqu’un, mais sans regarder personne précisément. Me voyant même vaguement balayé par son regard, tout en me sentant ignoré comme si je n’existais pas, je compris qu’il ne cherchait à retrouver personne en particulier, mais seulement à repérer s’il était reconnu par certains : des lecteurs supposés de ses écrits, j’imagine, manifestant leur admiration par la spontanéité d’un regard de reconnaissance… Quel besoin éprouvait-il donc d’être ainsi physiquement « en vue » pour se sentir en son être reconnu ?
Étrange situation ! Croyait-il que son talent se fût fixé dans son épiderme facial au point de transparaître à nos yeux, de sorte qu’aussitôt renaisse l’admiration ? (« Ah comme il a bien l’air de l’écrivain que j’ai apprécié en lui ! ») Fallait-il penser qu’il se crée, chez un lecteur, un lien entre sa réception ancienne de ce qu’il a lu il y a un certain temps et l’impression immédiate que lui fait le physique du Monsieur qu’on lui désigne comme l’auteur du texte lu alors – de sorte que celui-ci se trouve soudain reconnu ?
La distorsion ou l’accord qui se produirait entre l’être et le paraître d’un écrivain est une question insoluble, soit qu’on se place du point de vue du Récepteur (En quoi ce qu’il écrit me dit ce qu’il est, et en quoi son visage confirmerait cette essence ?) ou du point de vue de l’Émetteur : comment un écrivain (par exemple lors d’un salon où il signera ses livres), peut-il avoir l’air de ce qu’il écrit, arborer le fond de son être, paraître son être, si tant est qu’il se soit vraiment projeté dans ce qu’il exprime ou raconte ?
Y a-t-il une « tête de l’emploi » ? Y a-t-il un référentiel des signes faciaux indiquant seulement qu’on soit auteur de livres, et de quel type de livres ? Dans le Lagarde et Michard du XXème siècle, je vois plein de poètes à moustaches, mais ça ne suffit pas à les reconnaître comme « poètes », vu le nombre d’hommes politiques qui en portent également…
Un bon bourgeois de Rouen nommé Corneille devait-il, lorsqu’il fréquentait un salon parisien, prendre l’air d’un héros au visage tendu et au maintien plein de panache ? Les peintres d’alors, faute de photographes, devaient-ils le portraiturer en « héros cornélien » », préférant représenter de lui ce qu’ils savaient de son univers, plutôt que rendre la réalité objective qu’ils découvraient de son visage vieillissant ? Nous voici renvoyés à la problématique énoncée par Montesquieu : Comment peut-on être persan ? ou, plus exactement : comment avoir l’air du persan que l’on est ?
Par le costume, direz-vous ? Mais il n’y a pas de « costume » d’écrivain (sauf devenu académicien) ! À moins de considérer qu’après tout, l’apparence première et spontanée de quelqu’un, même auteur, est un premier costume, naturel, qui nous informe sur ce qu’il est profondément, confirmant ce qu’il a plus ou moins exprimé dans ses textes, et qui transparaîtrait forcément dans son visage, les traits de son portrait devenant les identifiants de ce qu’il est ou croit être !
Mon écrivain « notoire » qui désirait, à l’occasion d’une cérémonie publique, se faire reconnaître comme « écrivain notoire » ne révélait de sa fonction que sa vanité, le narcissisme foncier inhérent à son désir d’être connu-reconnu… Ce n’est peut-être que ce désir qu’on définirait alors comme « tête de l’emploi » d’un auteur*.
Plus généralement, quiconque voudra « avoir l’air » de ce qu’il est (ou croit être) bute sur la dualité de la perception de ceux qui l’observent. Au moment où je ferai part à un auteur de mon admiration de lecteur, par exemple, je ne puis taire en moi cette impression que me fait aussi secrètement son visage (« Tiens, quel air faux lui donne ce nez de travers ! »). Vouloir se faire dès lors reconnaître en son essence (supposée projetée dans un écrit), que ce soit en direct (en temps réel aux yeux d’un inconnu), ou par le biais d’un portrait ou d’une photo, devient une gageure. Écrivain ou non, on n’est jamais ce que l’on paraît pour la bonne raison qu’on ne peut pas paraître ce que l’on est. Ce n’est pas du même ordre.
Qui n’a éprouvé, en face d’une photo de soi, l’impossibilité ou la très désagréable difficulté de se reconnaître soi-même : « C’est moi, ça ? ». Je songe à l’exemple de Bernanos s’exclamant, devant sa propre photo (officielle) ; « Hélas, je ressemble à Claudel ! »
La plupart des signaux visuels censés nous représenter, pris dans la jungle de l’arbitraire des signes qui régissent toute représentation du réel, peuvent, selon les interprétations des uns ou des autres, largement fausser ce que nous pensions transmettre de nous-mêmes à partir de notre aspect. Bref, notre paraître est à jamais impuissant à communiquer notre être. Toute photo est mensonge de soi. Être « pris » en photo, c’est être dépossédé de soi. Je n’y suis pas « révélé », j’y suis « fixé » malgré moi en une image instantanée ou une posture étrangère au vivant que je suis. Tout envie d’être soi en photo est posture, et toute posture est imposture.
Dieu seul, sans doute a la faculté de se transmettre simultanément en son être et paraître ; mais mieux vaut ne pas souhaiter en faire l’expérience, car Dieu est Feu, et le feu de Dieu, quand il descend des cieux nous brûle les yeux.
Le Songeur (17-03-2022)
* Si j’ose ici parler de moi comme écrivain, je peux donner l’exemple de l’image que se faisait de moi, avant de me rencontrer, un lecteur du Bonheur conforme : il m’avait spontanément prêté, me dit-il, un visage sévère, chaussé de lunettes, alors que, chacun le sait comme d’ailleurs je le sens : je suis surtout, dans la vie, un joyeux luron, coquin et taquin. N’est-ce pas ?
(Jeudi du Songeur suivant (292) : « LA FONTAINE, BAUDELAIRE, VERLAINE, et MOI » )
(Jeudi du Songeur précédent (290) : « TOUTES LES FEMMES SONT MES MÈRES » )