Il y a 1 mois, au sujet de « Rimes perverses* », j’ai risqué une interprétation tendancieuse du poème de Charles Baudelaire : À une Passante… Me sentant quelque peu coupable auprès des puristes, je me propose, pour me racheter, de dire quelques mots ce matin d’une autre sublime évocation de notre poète : Harmonie du soir.
Je n’oublie pas les risques que l’on prend à faire l’« explication de texte » d’une partition aussi musicale : réduire sa portée à l’énoncé d’un signifié, croire pouvoir célébrer une composition en la décomposant… alors que l’interprète devrait seulement se mettre à l’unisson, épouser le rythme, magnifier une vision, et chanter avec le poète la mélodie de son vouloir-dire.
Quoi qu’il en soit, essayons-nous à un court commentaire de 5/6 pages en bonne et due forme de ce poème, en commençant par le relire :
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !
Quelques précisions de départ
Avant d’admirer l’envol de la fusée, rappelons quelques éléments de la plateforme d’où elle doit décoller.
Ce poème n’est pas un texte isolé. Il se situe dans le recueil des Fleurs du Mal, où il figure dans la première partie intitulée « Spleen et Idéal » (qui en comprend 85) : illustrant la « dialectique du Spleen et de l’Idéal », il entre en résonance avec les autres et en reçoit les effets.
En se montrant mû par une double aspiration à l’Idéal (l’Amour, l’Art), mais simultanément confronté au Réel, le poète refait sans fin l’expérience du Mal, d’où une désillusion récurrente et l’état de Spleen qui en résulte (impuissance, ennui, détresse, angoisse). Tout son effort est alors de lutter contre ce vertige, en tentant malgré tout d’aimer et d’œuvrer, de cultiver son aspiration à l’Amour et de servir la Beauté par l’activité poétique. Ce mouvement qui anime l’œuvre entière se retrouve dans chaque poème particulier, au point que de l’expression même du mal et du désespoir peuvent naître des formes de Beauté, des « Fleurs » et c’est ainsi qu’il déclarera à la Ville de Paris : « Tu m’as donné ta boue, et j’en ai fait de l’or. »
Plus précisément, « Harmonie du Soir » se situe à la fin d’un cycle de poèmes chantant l’amour spirituel que lui inspirait Madame Sabatier, et qu’il idéalisait comme « l’Ange, la Muse et la Madone ». Cette femme littéralement « radieuse », dans la vie comme dans l’œuvre de Baudelaire, s’oppose à la figure de Jeanne Duval, autre maîtresse, à laquelle est consacrée la série de poèmes qui précèdent – le cycle orageux de l’amour charnel. Telle est l’ambivalence du poète et de sa thématique.
Ce rappel est sans doute nécessaire pour cerner l’origine d’un poème où rayonne intentionnellement le souvenir de la femme aimée, mais il ne suffit pas à en comprendre l’exceptionnelle beauté. Pour cela, il nous faut oublier les circonstances biographiques, recevoir et ressentir le texte tel qu’en lui-même, puis, en observant l’agencement de ses thèmes et de son art, de son sens et de ses sons, rendre compte de l’émotion qu’il nous invite à partager.
La simplicité du sujet
Saisi par l’atmosphère harmonieuse d’un beau soir, un homme se sent envahi par le souvenir d’une femme qu’il aima et, tout naturellement (?), compare cette image radieuse dans son cœur au soleil qui se couche à l’horizon. Mais à y regarder de plus près, on peut se demander si cette évocation est si spontanée qu’elle semble. Naît-elle bien d’un crépuscule, observé un soir, qui aurait spontanément suscité ces pensées dans l’esprit du poète ? Ou n’est-ce pas plutôt l’artiste, Baudelaire qui, sciemment, pour célébrer le culte de la femme aimée, invente et peint ce tableau d’un soir pour en faire l’écrin du souvenir rayonnant de son amour passé ? Cette question nous oblige à distinguer en Baudelaire l’homme et le poète : l’état d’âme du premier est en effet le matériau sur lequel travaille l’art du second, pour transformer sa vie en poésie, son émotion en musique, son souvenir en contemplation…
Composition
Il serait ridicule de chercher lourdement le « plan » de ce texte. Le mot « mouvement » n’est pas lui-même approprié puisque ce poème ne progresse que vers son immobilisme, et ne vibre que pour se taire. Aussi choisirai-je plutôt le terme de composition, qu’il faut prendre dans toute sa dimension musicale, symphonique.
À la manière d’une partition, le poème fond ensemble plusieurs thèmes ou motifs présents du début jusqu’à la fin :
- Le premier motif est visuel, pictural : il évoque la lente évolution du moment crépusculaire ; le soir tombe, les parfums s’exhalent, le monde s’agite encore ; le ciel s’ouvre à la venue du crépuscule ; le soleil rougeoie et peu à peu se fige, mais il ne se couche pas vraiment, il est comme arrêté par le poème qui en exprime la course, et l’immobilise comme s’il ne devait jamais disparaître.
- Le second motif est explicitement musical : il chante le dernier soupir, la vibration finale du jour. Abondent les termes exprimant des sensations auditives (son, valse, violon) dans les dix premiers vers. En même temps, la disposition des vers selon la forme classique du pantoum (le deuxième et quatrième vers de chaque strophe sont repris en premier et troisième vers de la strophe suivante, etc.) produit un effet de refrain, d’incantation des thèmes et des sonorités. Le poème entier semble reposer sur deux rimes expressives, -ige (indice de mouvement) et –oir (indice de quiétude). Le passage de la vibration à l’immobilité s’opère ainsi musicalement aussi bien que picturalement. Il y a correspondance entre les sons et les images dans l’alentissement et l’apaisement du jour. Peu à peu la musique cède la place à la lumière, car le silence est nécessaire à la contemplation.
- Le troisième motif est religieux : ce poème est une cérémonie. Pour Baudelaire qui a écrit « La Nature est un temple » (dans le sonnet Correspondances), l’harmonie d’un soir n’est pas simplement une réalité physique, c’est un mystère religieux qu’il faut glorifier comme tel : en témoignent les comparaisons des éléments de la nature avec les objets de la liturgie chrétienne (encensoir, ostensoir, reposoir) qui servent la célébration du souvenir, de la femme devenue idole, dont l’éclat irradie le dernier vers.
- Le quatrième motif est intérieur : il raconte un état d’âme, l’histoire d’un cœur triste et tendre hanté par la peur de l’oubli, et qui tente d’arrêter le Temps pour maintenir en son for intérieur la figure divinisée de la femme aimée, et s’éterniser lui-même en la contemplant. Ce culte est l’objet même du poème, mais il serait sans consistance s’il ne se constituait des motifs précédents, grâce auxquels l’artiste parvient à faire de son état d’âme un paysage intérieur qui, en sublimant son émotion, lui apporte la paix.
Étude suivie
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Solennité du ton : cette annonce des temps à venir se veut prophétique ; elle nous suggère d’emblée que nous n’allons pas assister à la réalité d’une simple description : la nature va servir un mystère qui la dépasse. Sinon, on ne comprendrait pas qu’une formule aussi religieuse soit employée pour nous signifier le léger balancement des fleurs sous la brise du soir. Le second vers, que l’enjambement rend inséparable du premier, décrit l’office de chaque fleur, prise isolément en gros plan sur sa tige, comme si chacune avait conscience de sa fonction d’encensoir. Le naturel (le soir, les fleurs exhalent leur parfum) est au service du surnaturel : l’élévation des odeurs des plantes encense le temple de la nature et la divinité (non encore nommée) qui l’habite.
Pour souligner cette atmosphère de célébration, Baudelaire fait fusionner les sensations : visuelles (vibrer/encenser), olfactives (évaporations) et musicales (lenteur du rythme marqué par les assonances et allitérations :
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
On note aussi, dans le second vers, la présence de voyelles ouvertes, accentuées, et qui, prolongées par les « -r », obligent la voix du lecteur à exhaler les sons comme les fleurs exhalent leurs parfums :
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir
Ces deux premiers vers évoquent une nature encore en mouvement ; les deux suivants vont accentuer cette vibration du soir, en lui adjoignant explicitement la « réalité » supposée d’une musique dont on ne sait si elle est proche, lointaine, soudain entendue, ou fantasmée comme pure métaphore d’un vertige mélancolique :
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Tout se meut dans l’air du soir, mais les choses n’y existent que dans leur émanation (le son, leur parfum), donnant ainsi une impression d’apesanteur. Ce mouvement est une danse, les émanations tournent, tout valse lentement, comme la tige de chaque fleur, d’où un effet de vertige universel. « Vertige : impression selon laquelle on croit que les objets environnants sont animés d’un mouvement circulaire » (Petit Robert). L’accentuation des mots et le rythme soulignent cet effet de ronde : le verbe « tournent », qui porte un accent dominant en position de septième syllabe semble le pivot autour duquel le vers s’enroule. La disposition en chiasme du dernier vers, où les deux substantifs valse et vertige se répondent, tandis que leurs adjectifs respectifs s’entremêlent au milieu de la phrase (« mélancolique et langoureux ») dessine une véritable boucle, les allitérations parachevant l’effet global d’entraînement vertigineux.
Mais dans ce mouvement va se glisser simultanément le thème de l’affliction alors que l’atmosphère, jusque-là enivrante, était décrite sans intervention subjective du poète. La mélancolie, la langueur n’appartiennent pas au soir en tant que tel, elles proviennent de celui qui les projette sur le paysage, ou qui, en contemplant celui-ci, les fait s’éveiller en lui. D’où l’exclamation qui clôt le vers, signe de l’émotion (ce mouvement intérieur) qui se trouve alors liée, en lui, au paysage. L’harmonie du soir, agréable et triste à la fois, n’est plus seulement cette fusion entre les sons, les parfums et les couleurs de cette heure, elle établit aussi une affinité secrète entre un paysage et une âme nostalgique.
Au début de la seconde strophe s’effectue la reprise du vers déjà chanté :
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Le sens ne change pas, mais le contexte modifie la tonalité du vers répété : la vision de la fleur qui vibrait calmement est affectée par le vertige, et malgré le répit du point-virgule, l’animation reprend avec le frémissement de la musique, si bien que la souffrance esquissée au vers 4 s’explicite et s’intensifie en affliction :
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
D’une part, avec l’irruption du violon, la valse prend de l’ampleur, et ne peut plus être une simple métaphore de la danse du soir : elle devient un élément objectif du tableau, pouvant rappeler le souvenir d’un bal ancien. D’autre part, l’image du cœur affligé ne semble plus une comparaison inventée : le poète perçoit au moins autant qu’il projette, et ressent dans le son du violon le symbole déchirant des souffrances du cœur, souligné par la diérèse : le vi-o-lon, dont Verlaine chantera aussi les « sanglots longs ». Une équivalence se crée, ou plutôt s’approfondit entre l’atmosphère externe et le climat intérieur, entre le paysage et l’état d’âme. Cette intériorisation est une accentuation : on entend la nature lancinante de la douleur exprimée, dont on ne sait l’origine. Quel est, à qui appartient ce « cœur qu’on afflige » ? Qui est ce « on » qui lui fait subir sans qu’il puisse réagir cette souffrance qu’il se plaît à lui infliger (à moins qu’il ne s’y complaise lui-même ?) ? La nature lancinante de ce mal est encore soulignée par l’assonance appuyée du son « i » initiée par la diérèse et prolongée par la rime et le vers suivant :
Le v-i-olon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Cette reprise de la valse-vertige confirme l’acuité de la douleur qui lancine. Le mot vertige, dont le sens était d’abord concret, prend alors la connotation d’un trouble entièrement intérieur. L’ivresse du soir s’est muée en tourment d’un cœur. Et c’est alors que le regard sur la beauté du couchant va tenir lieu de premier apaisement :
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
C’est là une halte, une respiration, la première, dans cette lente marche qu’ordonne le poème depuis l’émotion jusqu’à la contemplation. Si cette pause est littéralement un arrêt-sur-image, il s’agit moins d’un repos physique que métaphysique : c’est en présence d’une réalité sacrée, qui repose dans le « reposoir », que l’âme du contemplateur cherche sa paix, en se faisant petit au sein d’un spectacle immense, dont la dimension n’est pas seulement naturelle (quantifiable) mais spirituelle (d’ordre surnaturel). Pour produire l’effet d’extension indéfinie du tableau, le rythme est ici essentiel : le premier hémistiche doit se dire posément en respectant les trois accents toniques (toutes les deux syllabes) qui marquent la hauteur du tableau, tandis que le second hémistiche, constitué de deux groupes de trois syllabes souligne plutôt son extension, son horizontalité si l’on veut.
Voici comment l’accentuation permet de scander le déroulement du vers :
[Le ciel] [est triste] [et beau] [comme un grand] [reposoir]
[3 x 2] [2 x 3]
Si ce ciel grandiose est dit « triste », on ne doit pas oublier ici que chez Baudelaire, la tristesse n’est pas un attribut négatif, mais une composante indissociable de la beauté : la beauté génère une tristesse (son inaccessibilité à nos yeux de pauvres humains) comme la tristesse a sa beauté (sa « vérité » profonde pour nous, pauvres humains). Aussi bien, le poète qui s’est donné pour tâche d’extraire les « fleurs » du Mal a pour noble fonction de dégager toute la « beauté que peut receler la « tristesse » ou le malheur.
La beauté triste du soleil couchant n’est donc pas seulement l’écho de l’âme qui souffre, elle en est aussi la consolation : et elle va l’être d’autant plus que ce cadre magnifique, en s’intériorisant à la fin du poème, deviendra partie intégrante du « cœur » de l’être, un lieu en lui divinisé par sa comparaison avec le « reposoir », qui l’assimile à l’autel prêt à recevoir l’Hostie consacrée, c’est-à-dire la présence même de Dieu dans la liturgie chrétienne. Certes, l’auditeur du poème ne sait pas encore que ce sera la Femme aimée (et adorée) qui va se trouver l’objet divinisé de cette contemplation, ni que le cœur du poète en sera l’autel : il est seulement mis sur la voie d’une célébration religieuse, d’une transfiguration du soir. Mais le commentateur du poème doit dès maintenant tenir compte du vers final, puisque son sens irradie (rétrospectivement) tout ce qui précède.
Mais voici qu’à nouveau, au troisième quatrain, la reprise en refrain du violon qui frémit, dans un contexte modifié, prolonge et précise la souffrance chronique et la hantise du cœur affligé :
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
De simple élément de comparaison qu’il était (mais nous n’étions pas dupes) le « cœur » devient le sujet central du propos. Le violon, qui vibrait dans l’air du soir, se fait explicitement symbole du tourment de l’âme du poète : le processus d’intériorisation s’accentue.
Baudelaire écrit « Un coeur », comme s’il s’agissait d’un autre que le, sien : pourtant, cette expression indirecte, par le choix de l’article indéfini, ne fait que rendre plus émouvante l’émotion. La retenue, la discrétion, à une époque où la poésie romantique n’avait que trop tendance à « mettre le cœur en écharpe », met en valeur ce qu’elle retient. On comprend aussitôt, quand la « hantise » du poète éclate, que c’est l’angoisse face au néant total (si l’on ose dire), le vertige absolu devant le gouffre noir, qui vont nourrir le spleen de tant d’autres poèmes du recueil.
Bien sûr, au premier degré, ce néant qui menace, c’est la nuit qui s’avance à l’horizon (cri primaire : et si le jour ne réapparaissait plus ?!). Mais le néant réellement en cause est ici intérieur : c’est celui du cœur, de l’âme éperdue, le néant de ne plus aimer, de ne plus être aimé, en bref, le néant de l’Oubli, qui sera opposé, au vers 14, au culte du passé lumineux. La césure de ce vers, avancée à la quatrième syllabe, partage habilement la proposition : mise en valeur du cœur simple au début (« un cœur qu’on afflige/un cœur tendre ») ; jaillissement du cri d’horreur (en huit syllabes), véritable « cri du cœur », martelé en quatre accents suivis du point d’exclamation :
Qui hait le néant vaste et noir !
En même temps, on note que ce sera là le dernier cri de douleur du poème. Bien sûr, la blessure va demeurer présente, mais en s’apaisant, en se figeant et sublimant dans la contemplation de l’horizon qui rougeoie :
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.
Deux vers d’immobilisation du mal, et donc, de consolation de la tristesse par la beauté contemplée, de progrès de la paix sur l’agitation oubliée. Le néant noir est dissipé par l’éclat persistant de l’astre solaire. Les vers mouvementés font place à un rythme régulier, accentué toutes les trois syllabes 3-6-9-12 :
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.
L’allitération et la présence des sons mouillés (soleil, noyé) obligent le lecteur à articuler posément ce vers d’accalmie. L’image du sang allie l’aspect pictural du soleil couchant au thème de la blessure morale qui elle-même cicatrise, confirmant l’union entre le paysage et l’état d’âme. La rime en « -ige », qui caractérisait la vibration des choses depuis le début du poème, semble atténuer son effet dans son emploi au présent : « se fige » (mais retenons que « se figer », ce n’est pas encore « être figé »). L’achèvement du mouvement est encore mouvement. Quant à la connotation funèbre du soleil « qui se noie » (c’est la « mort du jour »), elle laisse prévaloir l’aspect statique et esthétique du tableau. La beauté du soir est vie et va permettre à l’âme de reprendre vie.
La dernière strophe vient précisément conjurer la menace d’anéantissement. Le « cœur tendre », qui s’était laissé « affliger », devient tout à coup actif et lutte — par l’écriture— contre la nuit de l’oubli :
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Dans ces deux vers, la proposition relative, qui exprimait l’effroi suprême, est comme absorbée/effacée par l’enjambement qui fait prévaloir l’idée nouvelle : la tâche essentielle du poète est de recueillir le passé, de rassembler les moindres vestiges encore lumineux de ce qu’il a vécu, de « se recueillir » en définitive (comme il le fera dans le poème « Recueillement », avec toutes les connotations religieuses du terme). Un nouveau point d’exclamation souligne à son tour, aussi intensément que le cri d’effroi, le désir splendide de sauver le passé, d’éterniser les meilleurs moments du temps vécu, avec la sensation imminente qu’il va y parvenir, car l’heure en est venue (« Voici venir les temps où… »). Sans doute gardera-t-il une blessure ineffaçable, à savoir que ce temps, même « recueilli », reste un temps passé donc figé, et c’est ce que redit l’avant dernier vers du texte :
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…
Mais, car il y a un « mais » que révèle un nouvel indice : ce sont les trois points de suspension ajoutés à la reprise de ce vers. Le lecteur est invité à comprendre le petit coup de théâtre final, la révélation sur le point de lui être annoncée : l’inversion complète de la tonalité douloureuse de ce soir. Le soleil ne va pas se coucher et disparaître avec son sang : le spectacle du couchant n’était que le tableau symbolique d’une éternisation, le lieu naturel d’un mystère surnaturel, le décor nécessaire à la liturgie d’un culte, celui de la femme aimée qui survit dans son souvenir, dont il lui clame sa certitude :
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !
L’ostensoir, on le sait, est cet objet (en or), de forme circulaire, au centre duquel se place l’Hostie consacrée, et dont les rayons en métal sont forgés à l’image des rayons du soleil. L’Hostie, incarnation de Dieu, y rayonne littéralement aux yeux des fidèles qui l’adorent. Baudelaire opère ainsi, dans ce vers, une double métaphore : la femme aimée est le « soleil » de son univers intérieur où elle luit à jamais ; elle est en même temps une présence divine au centre de son souvenir, comme l’Hostie au cœur de l’ostensoir. Le poète, quant à lui, identifie son âme à un grand ciel qui est l’autel intérieur – le Reposoir – où rayonne la figure de celle qu’il a aimée, comme le soleil irradie le couchant. Cette double métaphore unit à la fois le spectacle de la nature et le culte religieux, assimilant le « tendre cœur » à un paysage sublime.
Mais recueillir le passé par le souvenir n’est possible que si on l’actualise : c’est l’effet que produit le tutoiement soudain, qui rend justement présente la personne aimée. Dire tu, au présent, c’est s’adresser à une personne qui est là, c’est la faire exister. Dire « tu », c’est aussi manifester qu’est ici en face d’elle un « je » qui s’exprime. Ce que renforce l’énoncé explicite, indubitable, du « moi » du poète. En associant dans ce vers le toi et le moi, celui-ci recrée dans une sorte de présent intemporel la liaison qui a eu lieu entre elle et lui. L’entrecroisement dans la phrase des termes qui les concernent l’un et l’autre, avec les assonances imbriquées qui les rappellent (souvenir luit, moi/ostensoir) vient parachever dans le texte l’harmonie qui, ce soir, les rassemble miraculeusement. Le point d’exclamation en souligne le bonheur. Le passé, recueilli, est reconquis. La fuite du temps est conjurée. La femme aimée est retrouvée, et l’amour, divinisé.
En guise de conclusion
Indépendamment de sa thématique, « Harmonie du soir » est une remarquable manifestation du génie poétique de Baudelaire, à trois niveaux.
On peut admirer d’abord l’art du versificateur. Non seulement Baudelaire maîtrise parfaitement la technique de l’alexandrin, avec ses coupes, ses accents rythmiques, ses allitérations et assonances étudiées, mais il se joue aussi avec aisance des contraintes sévères du « Pantoum ». La reprise codée des mêmes vers, loin d’appauvrir le sens du texte, accentue sa richesse musicale et affective : c’est par elle que le poème se fait incantatoire.
Mais ce texte est aussi une illustration remarquable des « correspondances baudelairiennes ». Correspondances « horizontales » d’abord : les sons, les parfums et les images se font écho et s’unissent pour créer l’atmosphère. Correspondances « verticales » surtout : les éléments de la nature sont choisis et ordonnés pour devenir les symboles d’un univers où se déroule la célébration mystique de la bien aimée.
Un trait constitutif de l’esthétique de Baudelaire triomphe enfin dans ce poème : la relation créée, et savamment mise en œuvre, entre le paysage et l’état d’âme, entre le spectacle du soleil couchant et le tableau d’un cœur aimant, le premier apportant sa consolation au second. Et c’est par ce processus d’intériorisation progressive de l’harmonie d’un soir que le texte atteint sa dimension la plus spécifiquement poétique, celle qui tend à transformer une seconde passagère en un moment d’éternité.
Le Songeur (04-02-2021)
* Majestueuse, fastueuse, tumultueuse, somptueuse, délictueuse, et j’en passe…
(Jeudi du Songeur suivant (256) : « DÉCLARATION D’AMOUR » )
(Jeudi du Songeur précédent (254) : « ENFIN DU NARRATIF, POUR CHANGER UN PEU… » )