Quand on n’a que l’amour
À offrir à ceux-là
Dont l’unique combat
Est de chercher le jour
Jacques Brel.
En 1973, je fus troublé par les campagnes en faveur de la « libéralisation » de l’avortement. Aux antipodes de ma foi en l’être et en la vie humaine, j’entendais des arguments qui revenaient à justifier le recours à l’archaïque infanticide comme méthode moderne de régulation des naissances. J’ai alors écrit une longue tribune dans le journal Combat pour déplorer ce que je pressentais, les dérives fatales de cette logique de mort. C’était à Noël, la fête de toute naissance…
Depuis, la banalisation de l’avortement a fait son œuvre, ouvrant la voie aux célébrations de la PMA, et le mépris de la vie humaine a accompli de grands progrès, notamment à gauche. Il est ainsi question aujourd’hui d’introduire dans la loi bioéthique un critère nouveau, « la détresse sociale », pour autoriser l’avortement jusqu’à la naissance, sans nulle raison médicale. C’est-à-dire qu’on s’apprête à ajouter à la « détresse sociale » un meurtre supposé en atténuer le drame…
Je ne renierai donc pas cet article paru à Noël 1973, tel quel :
Autorisé ou non, pratiqué sur une petite ou grande échelle, justifié par l’humanisme ou exalté par le progressisme l’avortement reste un mal, « une œuvre de mort » a-t-on dit, même lorsqu’il fait figure dans certaines situations de moindre mal, ce qu’il est difficile de contester.
Or, la casuistique du moindre mal mène trop souvent à oublier le mal, parfois à en faire un bien. Il y a trois ans, l’avortement était considéré comme un mal par la plupart de ceux qui estimaient nécessaire de le libéraliser ; en 1973, les esprits ont « évolué » et, avant même que l’avortement ne se généralise dans les mœurs, ses justifications s’installent dans les mentalités ; on hésite ; on découvre de plus en plus de situations où ce « moindre mal » s’impose ; on s’habitue ; puis, du mal toléré, on fait, un bien, une libération, une espérance ! Il ne s’agira bientôt plus que d’une mini-intervention destinée à neutraliser l’un des effets secondaires de l’activité sexuelle : la grossesse.
Or, si l’on ne garde pas la conscience du mal, on perdra le courage du bien, et la capacité d’imaginer les moyens à mettre en œuvre pour combattre le mal, à l’échelon individuel ou collectif ; la solution de facilité que représente l’avortement au niveau particulier autorisera les gouvernants à ne pas s’attaquer aux causes générales qui conduisent des malheureuses à cette extrémité (« Votre logement est trop petit ? La contraception trop compliquée ? Votre mari, incontrôlable ? Eh bien, avortez ! ») ; nos bons progressistes risquent de voir un jour se retourner contre eux l’abandon d’un droit de l’homme qui est celui de toute vie humaine à devenir ; et quant aux femmes libérées, elles verront peut-être leurs partenaires irresponsables, tels qu’en eux-mêmes, charger leur « infériorité » de génitrices d’une culpabilité nouvelle : n’avoir « même pas » eu le courage d’avorter…
Voilà une évolution à laquelle tout le monde ne s’habitue pas. Regarder d’un œil critique les justifications théoriques apportées à l’avortement et leurs conséquences logiques me semble un service à rendre au progressisme d’aujourd’hui : c’est l’objet de cet article.
Commençons par mettre en parallèle les défenseurs de la peine de mort et les avocats de l’avortement. En général, d’un camp à l’autre, on se reproche une même contradiction : « Comment, vous vous acharnez contre l’avortement, mais vous défendez la peine de mort ! ? » ; « Comment, vous vous élevez contre la barbarie de la peine capitale, et vous prônez l’extermination de vies innocentes ! ? »
De fait, chaque camp a raison dans son analyse de l’autre : mais aucun des deux n’accepte cette contradiction pour soi. Ils l’éliminent au contraire en tenant des discours de justification curieusement symétriques, dont les similitudes s’établissent à plusieurs niveaux :
1) il y a d’abord l’euphémisme des expressions choisies pour désigner la chose : on éloigne de nous la vue du sang. Pas question d’assassinat légal : on parle « d’exécution capitale ». Pas question d’avortement ; encore moins de crime : on a droit à « l’interruption de la grossesse ». Les mots sont là pour rendre les réalités abstraites, incolores et sans douleur. Plus généralement, on parlera « d’orthogénie » comme on parle, ailleurs, de « normalisation ». Avec cela, on récuse la sentimentalité. Il ne faut pas s’attendrir sur les victimes : les uns se scandalisent qu’on publie la description réaliste d’une décapitation ; les autres trouvent choquant et déplacé qu’on publie des photos d’avortons à visages humains jetés dans des poubelles. Alors, on censure. Et, faute de censurer, on neutralise : on croit effacer l’horreur de l’échafaud en rappelant celle du crime ; on tient pour nul le malheur du fœtus en face du drame de la grossesse involontaire. Pas de sentiments : on nous anesthésie.
2) On ne s’en tient pas là. Pour que l’opération soit blanche, il faut encore que l’intéressé en voie de suppression n’ait pas vraiment la qualité d’être humain. En transposant un peu, on croirait entendre l’esclavagiste de Montesquieu : « Il est impossible que nous supposions que ces êtres-là soient des hommes, car si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes humains ». On déshumanise donc le condamné à mort : c’est un assassin, un asocial, un anormal, un monstre. On refuse pareillement l’humanité à l’enfant en devenir : fœtus, bout de chair, indésiré, il n’acquiert de qualité humaine que s’il est accepté. Anormal ou pas, c’est tout un : l’enfant mal aimé n’étant pas humain, mieux vaut en débarrasser d’avance la société. On va même jusqu’à le qualifier « d’ennemi intérieur », ennemi par lequel la femme enceinte est quasiment « violée », ce qui la met en état de « légitime défense ». Supprimons les fauteurs de trouble : mieux vaut les empêcher d’entrer que de devoir les accepter (cf. Minute à propos des immigrés !).
3) Dénaturer la victime ne suffit pas : on va encore, dans l’un et l’autre cas, justifier comme humain l’acte par lequel on l’élimine ; et même, on moralise ! La peine de mort, c’est la justice. L’avortement, c’est la Libération. Celui qui est en désaccord avec ces équations absolues cautionne les pires désordres sociaux, ou bien participe à l’aliénation immémoriale de la condition féminine !
Ce n’est pas tout : le fin du fin va être de justifier l’acte de mort au nom même du bien de l’être qu’on supprime, dont on s’érige en juge. On en appelle à notre charité. Voyons : la peine capitale vaut mieux que la détention perpétuelle en régime pénitencier, estime-t-on pour le condamné ; quelle sera la qualité de vie d’un enfant indésiré ? Mieux vaut pour lui de n’être pas né… A chaque fois, on choisit pour autrui, en vertu d’un proverbe nouveau : mieux vaut mourir que souffrir.
Moyennant quoi, on ne s’inquiète pas des diverses solutions qui permettraient d’assumer la situation au lieu de supprimer l’humain qui fait problème. Pas question d’aider le criminel à reprendre conscience de soi, puis à se réinsérer et, plus généralement, de s’attaquer à toutes les racines de la criminalité — depuis les injustices sociales jusqu’à l’omniprésence de la violence dans les mass-médias. Pas question non plus de tout tenter, pour faire accepter l’enfant par sa mère ou de rendre opératoire le système d’adoption, et plus généralement, de traiter les causes profondes qui conduisent à l’avortement, depuis les inégalités socio-économiques et le problème du logement jusqu’à une éducation sexuelle et affective qui développe la maîtrise de soi et le sens de la responsabilité individuelle et collective. Bref, on parie pour l’inertie des hommes et pour l’immobilisme des sociétés.
4) Au terme de leurs discours, nos deux camps parviennent à « dépasser » la contradiction qui les gêne entre, d’une part leurs positions respectives sur la peine de mort ou sur l’avortement, et d’autre part, leur adhésion théorique au principe de respect de la vie humaine :
— on n’a le droit de tuer que les grands coupables, disent les premiers : l’avortement est injustifiable, car c’est la peine de mort pour des innocents. Entraînés sur ce terrain, des avocats de l’avortement ont donc parlé de « légitime défense ».
— empêcher d’être, ce n’est pas tuer, disent les seconds : on ne doit faire vivre que dans la dignité. L’avortement ne porte atteinte à la vie humaine que pour mieux garantir la qualité de vie humaine, qui est l’idéal supérieur des êtres évolués. Lesquels, pour être honnêtes, devraient reformuler leur distinguo ainsi : « Il est légitime de sacrifier la vie humaine d’autrui à la qualité de ma vie humaine. » C’est une question de « struggle for life », n’est-ce pas ? On voit que ces dépassements humanistes ou progressistes de la contradiction, ces conciliations de l’inconciliable, sont des entreprises verbales destinées à se masquer un certain malaise. Quel malaise ? L’horreur devant la mort, car toute mort est un peu notre mort ; la gêne de se sentir complice de cette horreur en s’en faisant l’avocat. Bref, une mauvaise conscience d’autant plus significative qu’elle est inavouée : notre humanité profonde n’est pas d’accord.
Ainsi, l’avortement ne se rêve pas plus innocent que la peine capitale : c’est un acte de mort. « Impressions subjectives ! » objectera-t-on quand même. Nous allons montrer que non, en développant logiquement les conséquences de certaines justifications qui lui sont apportées. Il ne s’agit - certes pas ! - d’évoquer ici avec une passion extrémiste, le spectre du nazisme : non, nous sommes entre gens sérieux et responsables, qui nous soucions de l’avenir de notre espèce sur une planète aux ressources limitées. Nous ne voyons peut-être pas à l’infini, mais nous voyons tout de même loin. Or, quatre points sont à faire ressortir :
1) L’explosion démographique doit être freinée, puis enrayée, sous peine de catastrophe planétaire. La généralisation de la contraception demande un tel effort mondial d’éducation qu’elle sera irrémédiablement distancée par la prolifération démographique. La vasectomie a donné des résultats satisfaisants certes, mais limités. Le recours à l’avortement, opéré sur une grande échelle, sera donc indispensable et déterminant. Et d’un.
2) Le « respect de la vie », ce magma métaphysique, ça ne veut rien dire. La vie ne cesse d’être et de se continuer. Il n’y a pas de forme de vie qui, pour se perpétuer, ne doive porter atteinte à d’autres formes de vie. Il est donc parfaitement arbitraire de soustraire la vie biologique du fœtus de l’ensemble des formes de vie que l’homme doit agresser quotidiennement pour se maintenir dans l’existence. Et de deux !
3) L’homme n’existe pas en soi. C’est l’histoire, la société, le réseau de relations dont il se tisse, dès la petite enfance, qui fait de l’animal humain une personne. S’il n’est pas voulu, accepté, aimé au départ, s’il n’est pas reconnu comme un être humain, par la suite, cet animal n’ayant pas acquis l’être social ne possède pas véritablement la qualité d’humain et n’a pas droit, par conséquent, au respect dû à la vie pleinement humaine. Ce point est important, car il permet d’étendre la notion d’interruption de la grossesse au-delà de la naissance : un homme n’est totalement enfanté que devenu adulte. Aussi bien la société pourrait-elle être amenée à « écarter du chemin de la vie » certaines de ses progénitures en situation d’importunité. N’est homme que celui que l’Homme nomme homme ; et ce, tant qu’il demeure reconnu comme tel. Au nom de quoi prétendra-t-on le contraire ? Allons donc !
4) Notre idéal est bien sûr d’étendre la qualité humaine au plus grand nombre possible de candidats biologiques à l’humanité. Mais cet idéal est limité :
— quantitativement (cf. les ressources de la planète),
— qualitativement (on ne peut donner la qualité de « vie humaine » à tous ceux qui y tendent, sans mettre en danger la « qualité de vie » humaine de ceux qui l’ont déjà). On ne peut à la fois tous les laisser vivre et bien les faire vivre, n’est-ce pas ? II faut donc CHOISIR. Retirer la vie est sans doute une chose grave ; mais la donner est une chose sérieuse. Nous sommes responsables. Et, pour tenter de bien choisir, nous allons examiner quelques critères de sélection.
— CRITERES BIOLOGIQUES. Il faudra dans leur bien écarter de la vie les débiles profonds et légers, et s’il le faut, à plus longue échéance, tous ceux dont le Q.I. est inférieur à 100. Mais il n’y a pas que les handicaps qui nous conduiront à libérer tous les infirmes moteurs du fardeau d’une existence grise et mutilée. La plupart de ces cas, décelés avant la naissance, seront traités par avortement au sens strict du mot ; quant aux autres, on les résoudra très simplement par des interruptions de grossesse post-natales… À la limite, nous appliquerons le système à nombre de nos vieillards diminués. Car on ne fait pas que naître débile ou infirme : on le devient. L’euthanasie, qui consiste à envoyer les gens ressusciter avant terme dans un monde meilleur, sera généralisée sous le vocable de Death control. Tout ceci, recommandé par une charité élémentaire (mieux vaut faire mourir que laisser souffrir), s’imposera économiquement. Car l’exigence de qualité de vie humaine entraîne la nécessité d’augmenter la qualité de l’humanité vivante. Élitisme nazi ? Non, bien sûr : car s’il était possible, ce seraient tous les êtres que nous développerions ; mais le taux d’occupation de la terre est limité ; place aux adultes. Et si nous le pouvions aussi, ce sont tous les vieillards qu’on prolongerait ; mais le temps d’occupation de la planète est compté : place aux jeunes.
— CRITERES SOCIAUX. Limiter l’avortement ou ses extensions aux indications d’origine biologique, ce serait faire de la médicalisation à courte vue. Or, le problème est vaste : combien sont malheureux à vie pour des raisons d’inadaptation sociale ! Et peut-on croire, du point de vue de la Société, que leur présence ne gênera pas la qualité de vie de la majorité de leurs semblables ? Or, dans un monde où il n’y aura bientôt plus de place pour tous, il faut sélectionner. On détectera donc les caractériels avant leur naissance, soit biologiquement (cf. le « chromosome du crime »), soit en considérant les comportements sociaux de leurs ascendants. En éliminant ainsi les trublions, les marginaux, les opposants héréditaires, on améliorera l’unité des sociétés. Dans le même esprit, on suivra de près les enfants dans leur intégration aux groupes sociaux auxquels ils sont destinés (cf. Le meilleur des mondes). Les difficultés qu’ils manifesteront à se conformer au modèle proposé seront soigneusement notées. Et l’on en tirera les conséquences qui s’imposent… pour le bonheur de tous. Là encore, on appliquera par extension le remède aux asociaux de tout âge : car on ne naît pas forcément anti-social, on peut le devenir. Certes, on ne demanderait pas mieux que de laisser à tous la chance de vivre et de tenter de s’épanouir tels qu’ils sont ; mais nous sommes dans un monde limité, etc. Et il y a parfois plus de courage et d’amour à assumer l’interruption d’une existence qu’à la laisser se développer selon une évolution que l’on sait menacée dans son épanouissement !
— MONDIALISATION DU PROBLEME. Ce qui vient d’être dit concerne surtout, égoïstement, les pays sur-développés : la sélection individualisée suffit dans les sociétés industrialisées où la natalité n’est déjà plus galopante. Mais il n’en est plus de même dans le Tiers Monde, où l’ampleur des problèmes réclame des solutions véritablement collectives, au niveau des ethnies elles-mêmes. Rien de plus juste ! D’autant que la surcroissance démographique des sous-développés deviendrait vite menaçante pour nos démographies occidentales qui appliquent un contrôle responsable et qualitatif. Pour éviter la guerre atomique, il faut prévenir cet état de fait en instituant un Contrôle Mondial Obligatoire, sous l’égide de l’ONU. Car la Terre est à tous, et pas aux uns plutôt qu’aux autres.
C’est à ce point de vue qu’une extension, métaphorique cette fois, de l’interruption de la grossesse s’avère pertinente : un certain nombre de peuplades primitives, encore embryonnaires, doivent-elles être maintenues de force en vie, pendant que d’autres peuples développés, ayant atteint cette « croissance » qui mène à la qualité de la vie, ont un urgent besoin du territoire qu’elles occupent ? Supprimons par exemple les indiens du Brésil : quelques bonnes grippes y suffiront. Là encore, il s’agit moins pour notre Mère l’Humanité d’interrompre des populations en voie d’enfantement que de choisir, parmi ses enfants possibles, ceux qu’elle élèvera dignement.
On devra encore écarter du chemin de la vie tous ces peuples mal aimés, mal reconnus, indésirables pour tout dire, et voués par conséquent à une existence déplorable dont, seule, une agonie rapide les délivrera. C’est le cas des Palestiniens : pourquoi ne pas généraliser chez eux la vasectomie et l’avortement gratuits ? Certes, il ne s’agit pas de les supprimer pour les supprimer, ce qui serait criminel ; il s’agit d’améliorer la qualité de la vie des autres, tant arabes qu’israéliens… Autre exemple : la minorité noire aux USA. On sait combien elle est mal acceptée ; on sait aussi combien sa natalité est dangereusement élevée. On pourrait donc, dans un premier temps, réduire la proportion de gens de couleur en-deçà des fatidiques 10 p. 100 ; et, dans un second temps, on paierait d’ailleurs grassement les volontaires à la non-reproduction, et ceci, encore une fois, dans leur bien (cf. chômage noir et bidonvilles aux USA). Personne ne souffrirait. Quel fou ira proposer cela ? Un Hitler ? Méfions-nous-des Hitler bien intentionnés : en l’occurrence, il s’agit du professeur W. Shockley, prix Nobel de physique 1956, qui préconise d’améliorer la société par la vasectomisation des êtres insuffisants ou inférieurs, dont font partie selon lui les noirs de son pays… On objectera qu’il n’est pas écouté. Qui sait ? Nul n’est prophète en son époque. Et à défaut d’un Prix Nobel, on trouvera toujours l’appui de majorités produites par des sondages.
Sans aller jusque-là, il reste une forme de génocide éclairé assez efficace : la non assistance de populations en danger. On la pratique déjà, lors de sécheresses ou d’inondations. Elle ne coûte rien, sauf au niveau d’une conscience diffuse : mais on peut ranimer un peu encore ces peuples avant leur fin, pour se donner bonne conscience. Le Sahel, l’Éthiopie… Du même coup, voilà des territoires en voie de libération, au profit d’êtres dont la qualité de vie civilisée est supérieure : les blancs. Que voulez-vous ? Ne pouvant développer tout le monde, nous devons choisir de développer ceux qui le sont déjà.
Telles me paraissent en tout cas quelques applications logiques des justifications de l’avortement. Telles sont les conséquences collectives dans la voie desquelles tout avortement engage l’humanité, alors même qu’il se ressent comme une affaire individuelle et privée…
Car au fond, l’avortement et ses prosélytes s’inscrivent dans une logique de la mort au service d’une morale crispée de la survie. « Moi d’abord ».
Il n’est pas question d’accabler la malheureuse qui avorte dans la souffrance et la solitude, réduite à cette décision, par la suite de lâchetés individuelles et de démissions collectives ; celle-là sait souvent qu’elle sacrifie à un moindre mal, et après, longtemps après, elle songera encore : « il serait comme ceci ; il aurait tel âge, ferait telle chose ». Il n’est pas question non plus de n’exalter la maternité que pour enfermer la femme dans son rôle de génitrice, dans le meilleur style réactionnaire.
Mais il faut quand même dénoncer la mentalité suicidaire de celles qui refusent, dans la vie qu’elles portent, celle qu’elles ont reçu, et se débarrassent à travers l’autre d’une fondamentale inacceptation de soi ; de celles qui refusent que la vie se transmette ainsi, et rejettent le fœtus simplement par horreur de la grossesse (leur irritation suprême éclate quand on évoque la solution de l’adoption) ; ou qui, encore, réclament dans le droit de supprimer la vie une façon d’exorciser leur dépendance à la mort ; ou qui, enfin, ne supportent pas qu’un autre soit différemment, qu’il naisse dans des conditions qui diffèrent de celles qu’on avait projetées, et à la limite, qu’il puisse vivre autrement que selon le modèle de bonheur qu’on a érigé en normalité. Car on peut tout mettre sous la qualité de la vie ; et surtout l’idéal petit bourgeois d’une société de confort (matériel et moral), où l’on n’a pas droit d’être (heureux) si l’on n’est pas conforme. Qu’est-ce qu’une qualité de la vie qui meurtrit la vie humaine sous prétexte de l’humaniser ?
Or, dans bien des proclamations pour l’avortement libre, c’est bien l’individualisme libéral qu’on retrouve, c’est bien cet instinct de « struggle for life » pour qui l’autre est toujours une menace (sur soi et en soi), pour qui l’expansion personnelle ne peut se faire sans l’agression d’autrui, pour qui enfin le faible, le petit, le minihumain est en tort du fait de sa faiblesse même. Inutile de souligner le pessimisme profond de cette idéologie, même si, toute tournée vers la réussite, elle semble en oublier la mort : la vie n’est pour elle que le court espace d’une existence crispée par la peur inavouée de la mort (la peur inavouée, c’est la peur dangereuse), et qui détruit autour d’elle pour respirer un peu plus longtemps.
Ce pessimisme se retrouve à l’autre échelon, plus respectable évidemment : celui des défenseurs de l’avortement qui se fondent sur le réalisme démographique. Le réalisme est rarement optimiste : l’ampleur du problème, vu au niveau mondial, semble justifier le pessimisme. Mais l’effroi qui s’ensuit stérilise l’invention, — l’imagination des solutions qui, fondées sur des forces collectives, répondront à la dimension collective du problème. De même que la panique de la mère lui dicte la suppression individuelle du problème (alors qu’il y a la solution collective de l’adoption), de même, à l’autre niveau, la crispation de tant d’hommes les pousse à disputer la planète à leurs propres fœtus, alors qu’il reste tant de terres et de sciences à explorer, défricher et cultiver ensemble, alors que l’Espace attend l’Humanité. Au fond de tout cela, il y a un manque de foi dans le devenir humain — individuel et collectif : devant l’ampleur des questions, on désespère de l’humanité. On ne la voit aller que vers sa Mort. On perd le sens profond de l’Utopie, et son élan. On panique. La mort, ou l’Utopie ! C’est pourtant bien le choix, ici comme pour le désarmement mondial. Or, je ne reconnais pas la gauche dans la première option.
Faut-il répondre à l’objection selon laquelle l’élimination du fœtus n’est pas véritablement la mort d’un être humain ? Tout le problème est de savoir s’il faut avoir une vue fixiste de l’être ; qui « serait » à partir de telle date, et ne serait rien avant… Or, la moindre philosophie progressiste réfute cela : l’homme n’existe qu’en devenir, et il n’y a pas de saut qualitatif dans la nature humaine à un moment donné. Bref, le devenir humain étant ininterrompu, l’Être humain réside en puissance dans la vie humaine aussi bien cinq semaines après la conception que cinq jours après la naissance, aussi bien in utero qu’à l’air libre… Le droit d’être, c’est donc le droit de devenir, et ce droit commence avec l’existence biologique, car il n’aurait pas de sens s’il n’était que rétroactif, s’il ne s’appliquait qu’à ceux qui sont déjà « devenus ». La question est donc : avons-nous le droit, nous autres ex-fœtus, d’interrompre l’évolution de notre semblable en devenir ?
Pour ma part, j’estime ne pas pouvoir refuser à tout humain en puissance la possibilité de vivre qui m’a été donnée : c’est là que commence l’égalité des chances. Idem pour toute ethnie. Ainsi le veut la logique de la vie, pour peu qu’on ait choisi la vie ; sinon l’on est suicidaire, et alors, qu’on le dise. Car la logique de la vie implique l’amour de toute vie humaine, non sans exiger aussi le combat contre ceux qui mutilent ou aliènent l’homme, aussi douloureuse soit à vivre cette contradiction. La logique de la vie, au-delà du simple instinct de conservation, entraîne aussi la foi dans le devenir humain. Et cette foi dans le devenir humain ne se divise pas : elle est foi dans le devenir de tout humain, elle est foi dans l’humain à toute étape de son devenir.
Cette foi est bien entendu un postulat indémontrable : on lui reprochera de n’être qu’une adhésion affective. Mais sur quoi d’autre fonder notre optimisme ? Et sans cet optimisme, combattrons-nous pour le progrès de l’humanité et la réussite de l’homme ?
À une époque où la dramatisation des problèmes collectifs sert trop souvent d’alibi à la désacralisation de la personne, dans un monde où s’accroît le mépris de la vie humaine en même temps que l’habileté à le justifier par toutes sortes de langages, QUE FERONS-NOUS sans une foi dans l’homme et dans le devenir humain ? « Horreur, vous sacralisez l’homme ! » Et alors, quoi d’autre de plus sacré ? Si l’homme n’existe plus, tout est permis contre l’homme. Et ce n’est pas un hasard si tous ceux qui veulent supprimer des vies humaines commencent par leur refuser le nom d’homme : qu’il s’agisse du criminel-monstre, du fœtus sans visage ou du « marxiste » sans âme que pourchassent les fascistes — ou encore de l’ennemi abstrait ou du rebelle ignoble qu’ont pris pour cible les militaires.
Un seul combat est donc à mener pour la défense et pour la croissance de la vie humaine à tous les niveaux. Il conduit à lutter en même temps pour la libération des peuples et pour la vie optimum des handicapés ; contre l’horreur des guerres et contre le dénuement des vieillards ; pour la croissance globale de la terre et pour l’alphabétisation du moindre des êtres, contre l’abomination de la torture et contre la folie de la Bombe ; pour la conquête de l’espace et pour l’extinction de la lèpre ; contre les exécutions capitales sommaires au Chili ou réfléchies à la Santé, et contre l’exaltation irresponsable de l’avortement même si l’on accepte de le libéraliser partiellement, en tant que moindre mal, un mal auquel on ne peut se résoudre que la mort dans l’âme. Un seul combat pour les fœtus, les minus, les brimés, les minoritaires et les minorités, — tous ceux qu’on refuse de reconnaître pour mieux les écraser. Un seul combat contre toutes les violences faites à l’homme, y compris par la Loi et contre tous ceux qui les exaltent ou, plus perfidement, nous y habituent…
À droite comme à gauche. Car la lutte contre les faux humanismes ne doit pas pour autant nous faire accepter toutes ces contrefaçons du progressisme qui justifient qu’on mutile l’homme au nom des fins « libératrices » qu’on déclare lui assigner. La vraie libération n’est pas nécessairement là où on voudrait qu’elle soit.
François Brune, Combat (27/12/1973)
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