AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (222)

LA SOLUTION CLIMATIQUE, ENFIN
Conte de Noël

En ces temps là, un soir où il tentait de brûler les couches hyper absorbantes de son bébé, le célèbre ingénieur Jan-Copain Félix, – certains disaient « fait l’X », ou l’X tout court –, eut l’idée subite de faire de l’urine un substitut du pétrole.

À vrai dire, ce coup de génie découlait du bon sens. Là où l’on avait absorbé, il suffisait de pressurer. Là où l’on avait stocké le jus urinaire, il suffisait d’en recueillir la précieuse charge d’ammoniaque et d’acide urique, pour en faire un « urocarburant » inouï1. Un ou deux miracles biotechnologiques, et le tour était joué !

Il se trouva même que la texture des couches, re-décomposée en ses éléments pétrochimiques, devenait utilisable sous forme d’engrais, sans parler de la récupération des résidus d’H2O, destinés à irriguer la culture du maïs transgénique.

Séduits par ce projet, les pouvoirs publics subventionnèrent largement sa réalisation, menée de main de maître par Jan-Co l’X. Il est vrai que le processus nécessitait lui-même une grosse dépense énergétique. Or il s’avéra que, pour une unité de TEP2 produite, il suffisait d’en investir 0,95. L’opération était donc rentable, et d’autant plus « juteuse » qu’elle créait de l’emploi en accroissant le PIB, et vice versa.

Par la même occasion, au fil de conférences fameuses, Jan-Co l’X rendit l’Opinion soudain si consciente du vaste gisement énergétique que recélait la production excrémentielle de l’animal humain, qu’il obtint du grand Public qu’il n’hésitât plus à faire pipi ou déféquer dans les bois et les champs, ce qui réconciliait les citoyens avec les forces telluriques. C'était autant d'économies d'engrais tirés de l'industrie pétrochimique, ce qu'ignoraient même certains polytechniciens. Ce coup de génie de l’ingénieur Jan-Co l’X ne résolut évidemment pas la crise issue de la pénurie de pétrole, mais il établit définitivement sa notoriété. De sorte que le Chef de l’État lui confia aussitôt la présidence de la Commission énergie, chargée de prospecter et de mettre en œuvre toutes sortes d’autres projets complémentaires.

*

C’est alors qu’une seconde idée-force jaillit du cerveau de Jan-Co l’X, lors d’un matin blafard où il pleurait les cendres d’un cher parent au sein d’un moelleux funérarium.

Non seulement, songea-t-il, l’incinération s’apparentait à un gaspillage énergétique (cas d’école d’une « consommation » devenue « consumation »), mais encore, comme l’avaient calculé certains experts, en court-circuitant la décomposition naturelle du cadavre humain, elle empêchait les pouvoirs publics d’organiser la collecte de tonnes et de tonnes de méthane qui se fussent exhalés de ce processus, et que notre société aurait pu utilement recueillir, ne serait-ce que pour faire rouler les convois funèbres.

Il fallait mettre un terme à ce gâchis. Une loi ne tarda pas à être votée. Il y eut quelque résistance des promoteurs de l’incinération ; mais comme ceux-ci appartenaient à de puissantes multinationales de « Pompes funèbres », on rassura les professions concernées en leur garantissant qu’il n’y aurait aucun licenciement dans leur branche, mais seulement des transferts d’emplois, fussent-ils massifs.

Comme il fallait s’y attendre, Jan-Co l’X fut bientôt promu au grade de Secrétaire d’état aux énergies renouvelables.

Cependant, l’idée de prospecter et de recueillir toutes les formes de chaleur gaspillées dans nos vies, cheminait fructueusement dans son esprit…

« Comment n’y a-t-on pas songé plus tôt ? » s’exclama-t-il, l’été qui suivit, alors qu’il tendait de se rafraîchir les mains en les posant sur un radiateur froid.

C’était une saison où les communautés humaines souffraient d’ardentes canicules qui leur faisaient dire : il n’y a plus de saisons.

« Jusqu’alors, se dit Jan-Co l’X, nous avons transformé le carburant en chaleur ; il est peut-être temps d’inverser le processus, et de retransformer la chaleur en carburant ! »

Mais comment cela ?

« En instituant une Taxe de chaleur ! » se répondit-il à lui-même.

Ce fut un nouvel éclair de génie. Le Chef de l’État applaudit aussitôt ce projet. Désormais ministre, Jan-Co l’X allait le mettre en œuvre dans ses moindres détails.

La taxe de chaleur consistait à exiger des citoyens, deux fois par semaine, de faire un don de calories corporelles à la Communauté. Il s’agissait de se rendre dans un camion collecteur sillonnant les quartiers ; on y était invité à enfoncer les mains dans des gants métalliques absorbants, jusqu’à ce qu’on y ait fait don d’une quantité de 250 à 300 calories (que les râleurs qualifiaient de « frigories » !). On en ressortait avec un « bon » dûment signé des autorités, garantissant que l’on avait souscrit à l’obligation légale de fournir les calories nécessaires au bon fonctionnement de notre économie solidaire et circulaire.

Comme on se l’imagine, de nombreux volontaires furent autorisés à fournir davantage que la ration légale, contre certains avantages : par exemple bénéficier de points de permis supplémentaires pour les chauffards repentis, ou de réductions de peine pour les détenus méritants.

Il va de soi que certains vieillards plus fragiles que d’autres, supportant mal le prélèvement calorifique, se trouvèrent précipités dans la tombe plus tôt que prévu. Ce dont la nation reconnaissante les dédommageait en les dotant de funérailles officielles, avant de les conduire alimenter les stations funéraires gazogéniques dont Jan-Co l’X avait généralisé l’édification sur tout le territoire.

Du côté des jeunes gens, la taxe de chaleur s’imposa d’autant plus qu’à cet âge, on a de la chaleur vitale à revendre. À nombre d’entre eux, on proposa même une contribution supplémentaire, subtilement associée aux plaisirs d’amour. Des sexologues avaient pu mesurer l’étonnant surcroît de chaleur que produisait la copulation chez les couples les plus ardents. De là à récupérer cette dépense énergétique, il n’y avait qu’un pas. On distribua donc aux amants-citoyens d’astucieux appareils, nommés frigottes, qu’on leur conseiller de glisser dans la couette avant de se livrer à l’exercice génital. Ces frigottes ressemblaient à des bouillottes, sauf qu’elles absorbaient les calories au lieu d’en fournir.

Tous ces lots calorimétrés étaient acheminés dans de vastes échangeurs thermiques convertissant la chaleur en force motrice, puis celle-ci en électricité, laquelle électricité permettait de retransformer le dioxyde de carbone en gaz pétrolier, selon une équation chimique vite connue du moindre lycéen :

CO2 + 2 H2O (+ catalyseur approprié) --> CH4 + 2 O2

Non seulement les autos pouvaient ainsi circuler sans limites, mais les nouveaux moteurs renouvelaient l’oxygène de l’air tout en le purgeant de son excès de dioxyde de carbone !

Jan-Co l’X fut naturellement promu Ministre d’état.

Un tel succès eût pu l’arrêter dans ses recherches. Mais la fameuse loi de l’entropie veut que la chaleur soit éminemment volatile. Et si les petits ruisseaux font les grandes rivières, il n’en reste pas moins qu’une vaste déperdition énergétique accompagnait la récolte de la taxe. Que faire ?

À l’évidence, il fallait tenter de supprimer l’une des étapes de ce protocole, efficace mais complexe, qui opérait la conversion de la chaleur en électricité.

Par exemple, en appelant le peuple souverain à fournir directement de la force motrice plutôt que de la chaleur volatile.

Passionné par le Tour de France, Jan-Co l’X se souvint en juillet que les premières bicyclettes étaient dotées d’une dynamo qui leur fournissait à la fois électricité et lumière.

La solution lui parut aussitôt lumineuse. Il suffisait d’installer dans tous les foyers des vélos d’appartement munis de dynamos et reliés, par câble, au réseau électrique qui couvrait déjà la France entière. Au lieu de cette folie qui consistait à fournir des batteries aux vélos pour dispenser les gens de pédaler, il urgeait d’obliger les foules à pédaler chez elles pour alimenter les batteries du Ministère de l’énergie. Chaque citoyen devrait pédaler au moins une heure par jour. L’électricité produite lui serait partiellement rendue pour l’éclairage domestique et le fonctionnement de ses autres appareils. Le reste irait directement dans les usines pétrochimiques retransformant le CO2 en CH4.

Et bien sûr, les citoyens pédaleraient plus ou moins, selon leurs capacités ou leurs besoins. Ce qui ne manquerait pas de relancer diverses industries (vélos, autos, câbles, etc.). D’où production, donc consommation, d’où croissance, donc emplois.

En outre, cette activité musculaire quotidienne, devenue obligatoire pour tous les citoyens, eut un effet inattendu, ô combien bénéfique, sur le trou de la Sécurité sociale. Comme il y avait trans-pi-ra-tion, il y avait é-li-mi-na-tion. L’obésité se mit à régresser. Les maladies cardio-vasculaires se raréfiaient. Au lieu de faire pédaler leurs patients, les cardiologues, pour subsister, durent se mettre à pédaler eux-mêmes. Le ministre de la Santé exulta : la Sécu redevenait bénéficiaire !

Seuls certains laboratoires pharmaceutiques ou spécialistes de la profession médicale émirent des réserves, réclamant des compensations financières auprès des Tribunaux mondiaux.

Ce n’était sans doute qu’un détail, mais il n’était pas impossible que se trame une coalition d’intérêts privés à l’égard d’un inventeur qui ne cessait de bousculer la donne, et dont les recherches étaient trop innovantes pour ne pas menacer dangereusement les conservatismes de tout poil.

Qu’importe, il fut nommé Premier ministre. Certains journalistes le soupçonnaient même de songer à la Présidence, notamment les matins où il manipulait face au miroir son rasoir mécanique dernier cri.

C’est alors qu’il fit le point sur la situation. En pédalant hardiment, la France devenait presque autonome sur le plan énergétique. À ses homologues qui demandaient au Chef de l’État « comment ça va, la France ? », celui-ci répondait : « Ça roule » (en anglais : « That works ! ») Mais la demande mondiale était devenue énorme, si bien qu’on pensait déjà au devoir d’exporter. Sans qu’il soit question, cela va de soi, que la France pédalât pour la Chine.

Toutes ces innovations mises en œuvre, en sus des traditionnelles solutions (à l’exception du nucléaire, abandonné à la suite du thriller mondial Fukushima, mon amour), ne nous dispensaient pas de chercher encore. Jan-Co l’X, plus que jamais expert, n’était pas homme à renier la Science au nom de la Politique. Ayant donc poursuivi ses expériences dans un laboratoire secret, avec l’aide d’un éminent collaborateur, il découvrit enfin l’extraordinaire processus qui permettrait, selon un protocole complexe de transformation du sang humain, de produire un fluide plus performant encore que le pétrole !

Il s’agissait de l’operlet (d’où l’orthographe fréquente mais erronée : « eau perlée »). Selon des équations chimiques dont nous n’encombrerons pas ce récit, il se trouve que les globules rouges et globules blancs, convenablement traités à l’aide d’anticoagulants spéciaux, se muaient en fluide énergique, léger ou visqueux selon le déroulé de l’opération, l’operlet donc, soit sous la forme d’un liquide directement utilisable dans les moteurs, soit sous celle d’une matière plastique à la fois malléable et hyper-résistante.

Une révolution - pareille à ce qu’eût été l’invention du moteur à eau salée, compte tenu des inépuisables réserves que sont les océans !

Certes, on n’abandonna pas le système vélocipédique qui fonctionnait à merveille ; mais on prépara le remplacement de la taxe de chaleur par « l’impôt du sang ». La collecte d’hémoglobine se ferait sur le même mode que la taxe de chaleur, avec obligation bi-hebdomadaire et certificats de souscription. Des pastilles spéciales favorisant à la fois la production de globules et la fluidité du sang citoyen furent produites et diffusées (d’où production, donc consommation, d’où consommation, donc emploi). Des campagnes publicitaires rappelèrent à tous de ne pas oublier, chaque soir, d’ingurgiter l’aliment catalyseur du plasma : il s’agissait de la prise de la pastille, acte basique de libération citoyenne, dont certains se souviennent encore.

Mais surtout, chose nouvelle et véritablement historique, il allait être possible d’étendre à l’échelon de la planète la production et commercialisation d’operlet. Un vaste plan d’échanges internationaux, nommé « globulisation », fut immédiatement mis en œuvre, appelant les pays du tiers monde à bénéficier et à nous faire bénéficier de ce stupéfiant progrès. La démographie galopante des continents indiens et africains recélait d’immenses gisements potentiels d’operlet.

Ces énormes quantités de sang – désormais qualifiées d’or rouge – allaient pouvoir alimenter les usines occidentales, en contrepartie de quoi de mirifiques livraisons de voitures clés en main leur seraient bénévolement servies.

Jan-Co l’X sentit tout cela en un quart de seconde, et il vit que cela était bon.

On s’en doute, les plus pauvres des pays pauvres furent bouleversés à l’idée de devenir plus riches que les nantis eux-mêmes. Dans certaines mégalopoles du Sud, où des foules en liesse faisaient éclater leur joie, il ne fut pas rare de voir des miséreux s’ouvrir les veines devant les caméras pour exhiber, en transe, leurs signes extérieurs de richesse.

C’était une chance pour l’Humanité, qui avait d’abord pris le réchauffement climatique pour une catastrophe absolue.

Les surabondances de sang offert sur le marché mondial, en dévitalisant à l’extrême les intéressés jusqu’à les effacer du troupeau des vivants, finissaient par se révéler positives, en soulageant l’espèce humaine d’une bonne moitié de la population terrestre, au moment précis où l’Occident s’était bêtement affolé de la raréfaction de l’énergie fossile. L’Afrique était désormais sauvée, ayant vite perdu les trois-quarts de ses membres, au profit des contingents menaçants du surplus asiatique.

Un grand pas pour l’Humanité, engendré par le seul génie de Jan-Co l’X.

Il est hors de doute qu’une pareille invention allait pouvoir faire de lui une sorte de Président officieux de la planète Terre.

C’était, hélas ! sans compter avec les immenses intérêts mondiaux que son génie avait pu heurter de plein fouet, ou les peurs irrationnelles qu’il avait fait naître à son insu. On ne sait pourquoi, des complots sans cause se tramaient, sans doute par des illuminés craignant la venue d’un inéluctable krach boursier.

Toujours est-il qu’un forcené échappé de Sainte-Anne, dangereux schizophrène au demeurant, se précipita un matin sur Jan-Co l’X au sommet de sa gloire, à la suite d’un Conseil des ministres où il descendait le perron de l’Élysée, et le poignarda sans autre forme de procès.

Les secrets de fabrication de l’operlet disparurent aussitôt avec leur inventeur.

La lente décomposition de son cadavre, dans son sépulcre à gaz, fut sans doute son ultime apport au bonheur de ses concitoyens.

Et c’est ce qui valut à ses cendres d’être bientôt transférées au Panthéon, dans une calèche que tirait un cheval harnaché.

Le Songeur  (19-12-2019)


1 Note du webmaster : dans de nombreux véhicules diesel des années 2010-2020, on utilise effectivement une solution aqueuse d'urée pour éliminer une grande partie des oxydes d'azote (NOx) produits à la combustion et éviter ainsi de les rejeter à l'échappement. Il s'agit du fameux AdBlue®. A noter qu'il ne s'agit pas d'un carburant, mais un agent de dépollution.

2 T.E.P. Tonne équivalent pétrole.



(Jeudi du Songeur suivant (223) : « LA LOI DU PÈRE » )

(Jeudi du Songeur précédent (221) : « SOURCE ET RESSOURCES » )