Je ne comprends toujours pas pourquoi on nomme « nouvelles » les informations qui font la une des journaux écrits ou « oraux ». Lorsqu’il m’arrive de consulter ces annonces, quelle qu’en soit la catégorie, c’est l’impression de banalité qui domine : scoop ou pas scoop, en dépit du battage audio-visuel qui veut nous y faire croire, rien n’est « nouveau » sur nos écrans, rien n’est nouveau sous le soleil.
Un Président veut faire la guerre, la Reine se meurt, une Star accouche, un sommet mondial fait croire à l’existence du Mont Sisyphe, etc. Depuis les oraisons funèbres de Bossuet, et même bien avant lui, ce type d’information n’est jamais vraiment une réalité nouvelle, mais lourdement répétitive, bêtement intemporelle, si bien qu’au mieux, on devrait nommer ces rituelles du quotidien des « classiques », plutôt que des « nouvelles »*.
Reste aux pros de l’info à éditorialiser pour faire étonnant, grave ou prophétique, c’est leur métier et leur limite : le journaliste-bateleur sera toujours enfermé dans le rôle d’un prophète qui ne peut prédire que ce qui est déjà arrivé. Tâche qui peut se révéler parfois noble ou expressive, tout dépendant de l’intonation, du tremblement étudié ou du timbre intuitif de cet étrange instrument qu’est la voix. Le colporteur peut donner dans le genre « haut-parleur », surdimensionnant un maigre fait divers. Ou faire austère pour paraître fiable. Ou travailler l’art d’instiller du sanglot retenu dans sa gorge fêlée, dominant en grand prêtre le tragique banal de ce monde. L’info devant être consommée, il faut bien épicer la cuisine de la voix. Car il n’existe pratiquement jamais de « nouvelles » totalement neuves et imprévues, comme serait par exemple l’accouchement d’une nouveau-née par un homme enceint, ou le décès d’une personnalité célèbre bien avant sa naissance…
Dans l’art de dramatiser « l’actu » en faisant détonner les nouvelles, l’un des successeurs méritant de Bossuet fut sans doute cet autre grand-prêtre nommé Roger Gicquel, dont Coluche disait : « Quand un avion s’écrase dans le monde, c’est sur les pompes à Roger Gicquel ! ». D’où d’ailleurs, sa formidable audience. Il touchait les gens de tout ce par quoi il affectait d’être touché. Le bon journaliste n’est écouté que s’il jouit d’une voix-caméléon dont le timbre sait s’empreindre de l’événementialité supposée de ce qu’il annonce, sans trop se priver de juger, par le seul effet de l’intonation, la nature des « faits » dont il joue à n’être que le rapporteur objectif.
Je crois me souvenir, par exemple, d’un journal du soir où l’ami Gicquel annonçait comme « scoop » au grand public l’un des sujets donnés au bac philo : « Penser et avoir une opinion, est-ce la même chose ? » Son énonciation (tendancieuse) disait à elle seule : « Bien sûr que c’est la même chose, ça va de soi ! Non mais des fois, qu’est-ce que c’est que cette distinction complètement tordue ? Ma parole, mais ils sont toqués, ces philosophes ! Et c’est comme cela qu’on prétend former nos enfants ! » Alors que cette question (classique) définissait simplement l’attitude de base, la distance féconde que requiert toute réflexion sur les réalités, ce qu’on appelle discernement, par opposition à la confusion spontanée des préjugés et idées « reçues » qui dictent à la foule les opinions qu’elle croit avoir, et qui, en vérité, la possèdent…
Pour faire vivre le fait qu’il se charge d’annoncer, grande nouvelle ou fait divers, le préposé à l’information doit donc l’habiter de sa voix, travailler sa diction, et jouer de son timbre. S’abstenir du fou rire quand sa partition est funèbre, se nimber de gaieté quand l’heure est nuptiale, s’enduire de neutralité lorsqu’il s’aventure dans le domaine ardu de nos économies en panne, faire grise mine lorsque la météo empire, et retrouver son souffle lorsqu’il doit célébrer tel ou tel un exploit sportif…
Pour nous entraîner à ce jeu, prenons un exemple récent.
Voici un fait à l’état brut : dans une villa du midi de la France, un couple pressé s’est livré en plein jour à des ébats sexuels sur son balcon, avec un tel entrain que la rambarde protectrice n’a pas suffi à empêcher les amants de basculer dans le vide. Ce fait, réduit à sa plus simple expression, peut susciter de la part du rapporteur quelque intonation légèrement égrillarde (hé ! hé ! hé !), compassionnelle (oh les pauvres !) ou répréhensive (bien fait pour eux !), selon qu’il se veut dans l’empathie ou la réprobation puritaine.
Toutefois, un léger complément d’information va vite modifier la tonalité du sujet : ce balcon se trouvait en effet à 3m50 du sol. Et plus on s’envoie en l’air, plus on retombe de haut. Or, les victimes n’étant pas des professionnels de l’acrobatie, la chute des amants tombés « dans le feu de l’action » (selon Nice-Matin) a dû nécessiter l’appel des pompiers, accourus sur le champ, quoique après coup ; mais alors que la jeune femme se relevait à peine blessée, son partenaire, apparemment plus doué pour se lancer que se ramasser, se retrouvait à l’hosto entre la vie et la mort, bien que secouru à temps. Quel ton adopter ?
Ne rions pas. Pour rester dans la gravité bien cravatée, loin de tout émoi déplacé, le journaliste peut toujours se réfugier dans le commentaire technique : la rambarde était-elle aux normes (1 mètre), mal entretenue, insuffisamment fixée aux murs ? Ne serait-il pas avisé de relever la norme de 20 centimètres — que fait l’Europe ? Ou encore, choisir l’angle du savoir médical : l’homme désirant perd-il souvent l’équilibre ? Quelle position doit prendre sa partenaire ? Quels conseils de sécurité doit-on adresser au grand public à l’heure de grande écoute, pour instruire nos enfants du tragique de la vie et les dissuader, dès le plus jeune âge, de toute précipitation dans quelque domaine que ce soit ?
Mais aussi, car le sujet mérite un grand format, interrogeons les faits et circonstances : de quelle nature était le sol ? Pavés roses, ou gazon frais ? Selon toute apparence, le cas ne serait pas rare. Il s’était déjà produit en Europe : deux fiancés sur une falaise friable, dans la Manche, avaient ainsi basculé dans la mer (amants, heureux amants, attention au dérèglement climatique !). Cas similaire en Russie, depuis un neuvième étage (avec ou sans vodka, nul ne le sait). La chose pourrait donc tout à fait se produire en plein Paris, au-dessus d’une chaussée rapide, ou d’un trottoir récemment bitumé. Rien n’excluait non plus que le fait pût advenir en milieu rural, dans une grange ouverte à tous vents, et jouxtant même, par exemple, une fosse à purin… Tout est toujours possible.
On comprend que le métier de journaliste exige un grand sérieux dans la diction. Et beaucoup de retenue dans l’évocation des choses de ce monde, classiques ou moins classiques…
Le Songeur (03-10-2019)
NB : On ne manquera pas, pour nous joindre au vibrant hommage de la nation à feu le Président Chirac, de relire le commentaire admiratif que le songeur s'est autorisé à faire de son inspiration poétique, et notamment de l'adjectif abracadrabrantesque…
On retrouvera aussi ce commentaire dans la Deuxième mort de Molière page 85.
* De ce point de vue, bien des énoncés de la littérature classique peuvent sembler plus pénétrants, plus « actuels » que les infos du jour, comme par exemple cette formule saisissante de Pascal : « Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au dehors »… Formule qui s’applique d’ailleurs étrangement à l’exemple final de cette chronique. En vérité, les étagères de nos bibliothèques croulent d’actualités récentes depuis longtemps arrivées : ce sont justement les œuvres des grands auteurs, qui ne cessent d’archiver ce qui ne cessera de se reproduire.
(Jeudi du Songeur suivant (212) : « LA BLESSURE DE LA VIE » )
(Jeudi du Songeur précédent (210) : « RÉCAPITULER : UNE PAUSE DYNAMIQUE » )