Beaucoup déplorent la perte du Sacré. Le sacré a sombré avec ce qu’on appelle la perte des repères, ou plutôt, s’est trivialisé, mis à toutes les sauces, depuis le culte de la Technique infaillible jusqu’au fétichisme du Sexe obligé, en passant par les mini-fanatismes privés des uns ou des autres : je suis / tu es/ nous sommes « fan(s) » de ceci, de cela, de cette pratique, de ce champion, de ce film-culte, de ce saucisson.
« Mais que devient le sacré dans une société, lorsque ce qui est sacré pour l’un ne l’est pas pour l’autre ? » se demande un ami de bonne foi qui a longuement réfléchi à la question.
Faut-il revenir, en plein 21ème siècle, à un Sacré dogmatique, tel celui qui sévit en Orient ou ailleurs, et qui ne cesse de réactiver des violences séculaires à prétextes religieux, avec leurs lots de massacres aveugles et de fraternelles explosions suicidaires ?
Mais qu’est-ce que le sacré ? Pourquoi en aurions-nous besoin ? Faut-il vraiment souhaiter son retour ? Comment empêcher que se délite le corps social, lorsque se dissout l’adhésion supérieure d’une collectivité à ce socle de croyances incontestées qui la fonde comme communauté ?
Et s’il n’y a plus que du « sacré privatisé », où chacun révère isolément des entités totalement étrangères à ce que vénère chaque autre, qu’en est-il de notre « vivre ensemble » ? Le sacré à la carte, en se « profanisant », a-t-il vraiment un sens ?
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À la vérité, je ne sais que dire du sacré. Ce qui n’est pas une raison pour se taire (ne parler que de ce qu’on connaît serait la mort de toute littérature !), mais au moins pour s’interroger. Comment aborder cette notion, dont l’usage tourne si souvent à l’abus ? Comme toujours dans des cas de ce genre, je reviens au sens classique du mot. Et voici ce que je lis :
Le sacrum désigne ce qui appartient au monde du divin, opposé à ce qui est propre à la vie courante des hommes, le profanum, le passage de l’un à l’autre s’effectuant par des rites. […] Sacré qualifie ce qui appartient à un domaine interdit et inviolable (par opposition à profane) et qui fait l’objet d’un sentiment de révérence religieuse.
Dictionnaire historique de la langue française (Alain Rey).
Cette définition originelle du sacré implique une double opération :
1/ Le choix d’un contenu essentiel (qui concerne le sens supérieur de la vie, de la mort, du monde, et postule la possibilité d’un rapport au « divin ») ;
2/ L’acte de sacralisation qui fait de cette réalité un domaine inviolable, où l’on ne peut pénétrer que dans de strictes conditions (les rites de passage), en s’inclinant devant le mystère.
La question qui se pose à l’esprit est alors : qui choisit ce contenu ? Et qui décide de ces rites ?
Mais, par définition, le « sacré » répond à la question sans la poser. Il s’offre comme l’objet inviolable d’une révérence, face à laquelle le questionnement serait sacrilège. Le sacré interdit par nature la pensée critique sur le sacré. Les rites de passage exigent de l’esprit qu’il se taise s’il désire « passer ». Il ne peut qu’adorer, sans jamais mettre en question. Si bien que la sacralisation ne semble servir qu’à empêcher l’examen lucide du contenu qu’elle célèbre.
Or, si on examine de près le contenu du sacré (son « rapport au divin »), il apparaît historiquement aussi variable qu’aléatoire. Il a pu être rempli par les mythologies païennes (gréco-latines), par les « révélations » des grandes religions qui suivront, par les croyances et mystères des diverses sectes bardées de totems et de tabous, au fil des siècles, sur tous les continents. Tout se passe comme si un même phénomène de sacralisation régissait des doctrines ou mystagogies les plus disparates, censées chacune mener à la vérité, mais si différentes que leurs « vérités » s’annulent l’une par l’autre, et en deviennent interchangeables, leur seule raison d’être étant de satisfaire en chacun de nous un « besoin de croire » dont l’objet n’existe que dans le fait d’être cru, ratifié, accrédité par l’assentiment collectif. En somme, ce qui constitue le sacré, c’est à chaque fois un contenu plus ou moins mythique, dont seul le partage imposé fonde la « vérité ». Il n’y a pas de sacré en soi. Il n’y a que de la sacralisation. La Vérité, c’est ce qu’on arrive à faire croire, en la sacralisant.
Une sorte de double imposture semble alors régir le « sacré ». D’une part, celle du fidèle qui adhère et se soumet à ce qu’il croit croire, par besoin de Sens (il a trop peur d’être désabusé). D’autre part, celle des gardiens du temple (prêtres et prophètes), qui se donnent le pouvoir d’opérer la relation des hommes au divin, ou à ce qui en tient lieu, par la pratique habile de la divination, par l’invention de récits mythiques cristallisés en saintes vérités, par les rites et les sacrifices, par l’exercice sanglant d’un sacerdoce (« Le sacerdoce désigne le ministère de ceux qui, dans l’Ancien Testament, avaient le pouvoir d’offrir à Dieu des victimes pour le peuple. », Alain Rey)
De ce point de vue, indépendamment de ses effets spirituels (calmer ou aviver nos inquiétudes métaphysiques), le sacré a surtout pour fonction de hiérarchiser entre eux les humains, d’ordonner les catégories sociales, d’établir des castes dominantes (qui parfois rivalisent, parfois se liguent, le trône et l’autel par exemple), le tout débouchant toujours plus ou moins sur l’aliénation du peuple, fût-elle opiacée…
Quant au citoyen basique qui voudrait comprendre ces mystères, il n’a justement pas droit de regard sur le contenu du sacré, tout simplement « parce que le sacré, c’est sacré »*. Au mieux, il rencontrera quelques experts en sacralité capables de tirer une morale simple d’une doctrine tordue, au risque de pérenniser l’obscurité de celle-ci par la clarté de celle-là. Ils se font appeler prophètes, ou théologiens (quelle étymologie !), de sorte que leurs paroles, se voulant inspirées « de Dieu », sont elles-mêmes intouchables, hors champ de la réflexion critique.
Dès lors, tout ce qui se donne comme sacré pour échapper à l’examen de la raison commune, ne mérite que d’être désacralisé. Qu'il s'agisse de livres sacrés dont on baise la couverture, de vases sacrés, de vaches sacrées, d’innovations sacrées, d’utopies sacrées. Le sceau du sacré, qui n’éblouit que pour aveugler, impose ainsi à l’humaniste conséquent le devoir d’iconoclastie.
Et ce, d’autant plus que Dieu lui-même, aux dernières nouvelles, n’aime guère être sacralisé. Parce que sacraliser, c’est idolâtrer, et que l’idolâtrie est une caricature d’amour. « Petits enfants, gardez-vous des idoles » dit-Il d’ailleurs, par la bouche de l’un de ses apôtres préférés (Première Épitre de Jean). Forte parole qui devrait logiquement conduire l’Église, selon certains croyants, à s’autodétruire par fidélité à l’Évangile.
Mieux vaut donc abolir « le » sacré que de le restaurer.
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Abolir le sacré, certes ; mais non pas la valeur…
La nuance est de taille. Si elle semble délicate à préciser, c’est qu’on a aussi employé très tôt l’adjectif « sacré » dans un sens simplement moral, pour « qualifier tout ce qui est digne d’un respect absolu », en dehors de la sphère proprement religieuse (Alain Rey).
La différence en effet, c’est que ce « respect absolu » ne porte plus sur un Sacré dogmatique, impénétrable, que monopolisent les professionnels du domaine des dieux. Il s’agit de « valeurs » reconnues et pratiquées, sur lesquelles des hommes choisissent librement d’édifier leur « vivre ensemble », en justifiant ces choix par des raisons. Elles ne tombent pas du ciel comme des pierres tombales écrasant leur liberté : elles sont élaborées, discutées, adoptées par des humains responsables, qui les « consacrent » comme lois sans pour autant ignorer la relativité des lois, puisqu’elles sont le fruit de conventions partagées, à la limite arbitraires, et non de dogmes préétablis.
L’humanisme intégral, d’où découle l’essentiel de nos droits et de nos devoirs, se veut l’aboutissement de choix collectivement élaborés, et non la sacralisation d’évidences naturelles. La Nature, c’est-à-dire le vaste domaine du Vivant, déborde en effet d’antivaleurs autant que de valeurs : elle nous montre aussi bien l’exemple de la cruauté et de la prédation sans foi ni loi que de la délicatesse ou de la fraternité animales. À l’état de nature, l’homo sapiens sapiens ne se montre pas moins cruel (il est même plus sadique) que nos amies les bêtes. Il semble même que l’émergence de la notion de sacré (l’invention du sacré inviolable) ait servi davantage à légitimer la violence perverse de l’animal humain qu’à l’enrayer.
L’humanisme, le vrai, se sait partiellement arbitraire, puisque fruit d’une convention relative. Il est donc toujours à repenser et approfondir. Il n’est pas une réalité allant de soi, comme l’attestent les nombreuses civilisations qui l’ont ignoré. Il doit se juger à ses fruits, et s’il a généré les Droits et les Devoirs de l’Homme, il n’en reste pas moins à cultiver, à désengluer de toutes ses malfaçons. Il demeure un projet humain à enrichir et à défendre, sans devoir pour autant être « sacralisé » au mauvais sens du terme.
Désacraliser, dans cette perspective, ce ne sera donc pas « profaner » méchamment le « sacré » auquel se raccrochent mes frères humains en mal d’absolu. Il y a une tolérance minimale du « sacré » révéré par autrui, tant que ce sacré ne se fait pas violence à son tour sur ma propre liberté. Être humain, c'est croire en la personne plus fortement que je ne doute de ce qu'elle croit.
Je me souviens de l’humeur très critique que j’ai éprouvée, il y a quelques décennies, en visitant Lourdes, haut lieu du sacré marchandisé. Allais-je pour autant ricaner à la vue de cet homme à genoux devant la grotte, venu de l’Est, venu dans le dénuement offrir sa vie, ses prières, sa souffrance, sa grande misère de misérable humain à la consolation d’une Vierge Mère qui nourrissait son imaginaire ?
L’iconoclastie du profanateur n’eût pas été moins imbécile que l’idolâtrie du prosélyte.
Désacraliser, oui ; profaner l’être humain en profanant ce qu’il croit devoir croire : non. Maintenir le concept de « sacré en soi », non. Conserver l’adjectif sacré pour qualifier un humanisme fraternel qui enjoint de respecter la vie humaine, et tout ce qui, dans le vivant, permet à la vie humaine de s’épanouir : oui, oui, et encore oui. Même si cela semble encore rudimentaire.
Une tentative de cet ordre fit l’objet du Plaidoyer pour la fraternité d’Abdennour Bidar, livre publié après la tuerie de janvier 2015 et avant celle de novembre 2015 (Albin Michel). L’auteur se déclarait à la recherche d’un « sacré » fondant une vraie tolérance : « Il faut remplacer la guerre des sacrés contradictoires par la paix du sacré partagé ». Puisque l’homme ne semble pas pouvoir se passer de sacré, disait-il, il faut inventer et proposer « un sacré partageable », un sacré qui puisse être commun aux divers croyants ou incroyants, être « universel » (ce n’est donc plus un « sacré » au sens critiqué ci-dessus, puisqu’il découle d’une réflexion humaniste). Ce sacré repose alors, nous dit l’auteur, sur « la valeur qui a le plus de valeur », celle qui fonde la paix sociale, c’est-à-dire la Fraternité (cf. ses pages 63 et suivantes). L’auteur proposait une dizaine de règles concrétisant son plaidoyer. Bien entendu, celles-ci reposent sur le préalable d’une société démocratique, acceptée comme telle par l’ensemble des « citoyens ».
Ceux-ci étant d’emblée définis comme frères, ce qui implique qu’ils se croient mutuellement capables de le devenir**.
Le Songeur (21-03-2019)
*La tautologie est cette figure de rhétorique qui se donne l’air d’expliquer ce qu’elle ne fait que répéter : la loi c’est la loi, la France c’est la France, l’homme c’est l’homme, « parce qu’une femme est une femme », le sacré c’est le sacré, etc. C’est la figure même de l’autorité (aveugle) qui s’impose sans se justifier… au prétexte que L’autorité c’est l’autorité.
**Attitude qui repose sur la confiance, donc sur la patience démocratique, aux antipodes de la formule révolutionnaire : « Sois mon frère, ou je te tue »…
(Jeudi du Songeur suivant (197) : « ATTENDEZ VOUS À CE QUE… » )
(Jeudi du Songeur précédent (195) : « LE SECRET DE LA TROISIÈME PATTE » )