Voilà bien une question politiquement incorrecte, à laquelle il est convenable de ne pas répondre. Le problème, c’est qu’une fois posée, celle-ci vous poursuit malgré vous, tant elle peut sembler pertinente dans son impertinence même. Faudrait-il oser lui consacrer un sondage ? Cela ne se peut. À chacun donc de se sonder soi-même…
Il se trouve que j’ai un ami nommé François Ruffin qui n’aime guère le président Macron : « sa tête ne lui revient pas ». En un mot, il ne peut pas le sentir, et il le dit dans son récent pamphlet, Ce pays que tu ne connais pas, choquant par cet aveu les critiques de bon goût. Qu’en penser ?
Pour ma part, je comprends un peu cette réaction, sans toutefois parvenir à la partager, pour une raison très simple : face à Emmanuel Macron, je ne sens rien. Lorsqu’il s’adresse officiellement à moi en tant que « cher compatriote », pour me convaincre qu’il habite la même patrie que moi, j’avoue ma faiblesse : je ne « sens » pas ce Monsieur. Mon seul ressenti, si c’en est un, c’est cette bizarre impression que sa personne réelle est à côté de ce qu’il dit. Lorsque je le vois en face, j’ai l’impression qu’il est de profil, et lorsqu’il est filmé de profil, j’ai l’impression qu’il est ailleurs. Il n’est pour moi qu’une effigie télévisée, et s’il devait avoir une odeur, ce serait moins celle d’un terroir bien de chez nous que celle d’un aftershave de qualité mondialement reconnue.
En un mot, et c’est peut-être un avantage, ma distance politique a quelque difficulté à se faire passionnelle.
Le tort du député Ruffin, en revanche, c’est d’avouer publiquement la part physique, viscérale, de sa répulsion profonde à l’égard du citoyen-président. Les détracteurs de François ne l’ont donc pas loupé, l’un d’eux réduisant même son livre à un « dégueulis de haine ». Il ne leur paraît ni « politique », ni « politiquement correct » de faire état d’une sorte de détestation sensorielle, animale, à la base de son combat « moral » contre les injustices de l’ordre établi et le pouvoir des responsables qui le maintiennent. Aussi soulignent-ils, pour discréditer l’engagement de François Ruffin, le caractère incongru, bassement populaire, voire racial, de cette attaque ad hominem centrée sur le corps du président honni, dont voici quelques passages litigieux : « Votre tête ne me revient pas […] Partout, vous posiez avec vos mines pour catalogue des 3 Suisses : les traits réguliers, le nez droit, la peau lisse, la mâchoire carrée […] C’est physique. C’est viscéral. C’est très mal. Je ne m’en vante pas […] mais ce rejet, nous sommes des milliers à l’éprouver. »
D’où une première question que présuppose cette affaire : faut-il aimer physiquement un président de la République pour comprendre et apprécier sa politique ? Ce serait faire de l’élection du magistrat suprême une ratification épidermique !
J’ignore la réponse qu’on pourrait apporter à cette question, qui pourrait être de l’ordre de la condition nécessaire mais non suffisante (ou l’inverse), ce qui eût donné toutes ses chances à Ségolène Royal en 2007…
Question subsidiaire : dans la liste de nos magistrats suprêmes, depuis 60 ans, quelles étaient les têtes qui nous revenaient ? Et quelle serait la tête d’emploi idéale en ce 21ème siècle pour gouverner la France à l’avenir ? Un sondage s’imposerait, du moins auprès des lecteurs des jeudis de l’AFBH !
Mais si l’on élargit le débat, l’autre question qui se pose concerne alors le physique de toute personne que nous rencontrons, qu’il s’agisse de répulsion ou d’adulation : s’agit-il de son corps-nature ou de son corps-social ?
Car en sus de cette « donnée » qu’est le corps que chacun de nous hérite de la Nature, il y a un corps social qui se fabrique en nous « sur-mesure », au fil de notre existence à la fois privée et/ou socioprofessionnelle, et que nous « revêtons » plus ou moins consciemment, non sans tenter d’en améliorer l’apparence.
Dès lors, le rejet « viscéral qu’on peut éprouver vis-à-vis d’un personnage public ne doit plus s’interpréter alors comme un simple rejet physiologique de son enveloppe charnelle qui nous hérisserait, mais plutôt le rejet d’une somme de signes sociaux greffés sur un physique banal (traits droits / peau lisse / mâchoire serrée), un « look » politico-moral qui symbolise une fonction (imbue de soi), ou une manière d’être (arrogante ?), etc.
La répulsion induite n’est plus alors d’ordre physico-raciale, mais plutôt socio-morale, en lien avec les déterminismes inhérents à la classe sociale à laquelle on appartient bon gré mal gré.
C’est ici que peut nous éclairer de la sentence de Sartre : L’existence précède l’essence. La donnée existentielle brute d’un visage se fait toujours peu à peu le masque révélateur d’une « essence » que son porteur a acceptée ou choisie au fil de ses conduites et actions. En témoignent les écrivains « réalistes » ou « naturalistes » qui, dans les portraits qu’ils croient devoir faire de leurs personnages, adoptent la convention selon laquelle chaque trait « physique » est signe d’une mentalité socio-morale, fût-elle pétrie de métaphores animales ou de pseudo « évidences » raciales, et bientôt racistes. Procédé que l’on retrouve chez des illustrateurs ou caricaturistes piégés par ladite convention*.
Aussi est-on amené à se demander si ce n’est pas plutôt, dans le « look » de Macron, un supposé « physique de financier » qui répugne à François Ruffin, ou encore un physique d’éternel « premier de la classe » au sein d’écoles bourgeoises ? Dans une société demeurant plus ou moins divisée en « classes », les répulsions qu’éprouvent les uns vis-à-vis des autres seraient bien moins l’effet de « racismes pelliculaires que de « classismes » sociologiques… Aussi le rejet éprouvé et avoué par François Ruffin est-il surtout le signe de sa représentativité populaire, ce qu’attestent les milliers de gens qui éprouvent furieusement la même répugnance. Laquelle n’est sans doute que la réciproque de la répulsion aussi vive que manifestent les bobos macroniens à l’égard des gilets jaunes ou des classes populaires dont ceux-ci émergent…
Le grand débat lancé par le président, qui appelle à parler sans pour autant déposer les armes (les fameux LBD 40) contribuera-t-il à calmer ces répulsions si peu naturelles ?
Je doute.
Le Songeur (07-03-2019)
* Je crois me souvenir d’une caricature, parue dans Charlie-hebdo, qui prêtait à Jean-Marie Le Pen, non sans « forcer le trait », le visage d’un bouledogue à la forte mâchoire. En incarnant l’agressivité xénophobe du politicien dans cette figure animale, le dessinateur croyait sans doute faire vrai et pourfendre un homme sous-humain haïssable par nature. Sauf qu’en réduisant l’adversaire à la supposée race d’un misérable chien, l’antiracisme du dessinateur le conduisait à se faire lui-même raciste, à l’image même de son ennemi.
(Jeudi du Songeur suivant (195) : « LE SECRET DE LA TROISIÈME PATTE » )
(Jeudi du Songeur précédent (193) : « DE LA CONNERIE INSTITUTIONNELLE » )