Pour affirmer son identité, et donc y croire, l’individu moderne dispose d’un terme imparable : le vécu. J’ai, tu as, il a, nous avons un « vécu » !
Le vécu ! Participe passé substantivé. De l’événement intime solidifié. Du vrai à l’état cru. Dense, corporel, personnel, incarné. Le seul emploi du terme donne au locuteur la sensation de jouir d’une subjectivité pleine, consistante, limitée certes, mais par là-même indiscutable.
Mon vécu, c’est de la personnalité-substance, déposée par un heureux hasard (le hasard de la vie) au fond même du moi, et dont nul ne peut douter à l’écoute de ce mot. Il vous suffit d’en percevoir l’écho, dans la zone où il s’agite encore, et vous voilà empli, en usant de ce terme, du sentiment très fort d’avoir existé.
Il faut ici distinguer le vécu du vivant. On ne décèle son vécu qu’après coup, comme s’il se produisait à notre insu, échappant à notre vouloir. Le vécu se donne le plus souvent à la conscience comme passé, comme un passé ressenti, éprouvé, un passé composé (ou recomposé selon ce qu’il est convenu d’éprouver au sein de la sensibilité ambiante), mais qui a tout le poids du corps et du concret, par opposition aux idées, à l’abstraction, au « verbal » (trop rationnel). Alléguer son vécu, c’est vraiment d’un tout autre poids qu’exprimer de la pensée.
Le dictionnaire définit le vécu comme « l’expérience vécue ». Pléonasme ? À la vérité, la notion l‘expérience suppose toujours, conjointement, une réflexion distanciée sur l’expérience. Le vécu, lui, doit n’apparaître que comme l’objet d’un constat : il fuit tout ce qui pourrait l’interpréter, l’analyser, lui donner sens : il craint par-dessus tout l’intellectualisme, qui le dessèche et lui ôte, par excès de lumière, de sa substantielle complexité. Le vécu est une pure donnée du moi qui meuble le champ de mon existence immédiate. Faire intervenir une conscience précise dans l’élaboration du vécu le viderait de son originalité supposée, exténuant sa valeur de témoignage authentique de soi à soi, dans le miroir de l’écoute d’autrui. Moi, la neige, j’adore (carte postale) : c’est comme ça.
Aussi bien, pour peu qu’on se laisse envahir par le mythe du vécu, on se pénètre d’une philosophie du moi selon laquelle l’être n’est qu’une somme de purs vécus, et non une instance qui ordonne et qui « pense » l’expérience de sa vie. On fait comme si exister ne consistait qu’à recevoir et additionner des moments d’existence impensés, subis, dont il est de bon ton d’ignorer en quelle part de notre être ils ont retenti. Il a suffi de ressentir. Le vécu doit demeurer chaotique, échappant ainsi à la répression d’un ordre intérieur, c’est-à dire à une tentative de structuration de sa propre personne. Au mieux, celle-ci alléguera son ressenti comme délégitimant d’avance toute mise en cause de soi.
Dès lors, le vécu-roi n’a pas à être jugé (ce à quoi sert d’ailleurs son humilité apparente) : il est une donnée indiscutable, il a force de loi, il est en soi un petit dieu immanent devant lequel la liberté, la volonté, l’intelligence doivent se taire. On consulte son vécu, on n’a pas à construire sa vie. On fait état de son ressenti, on n’a pas à justifier sa conduite.
Le vécu constituant l’identité, il a sa rhétorique, une façon de raconter qui doit faire vécu, à l’aide de mots qui semblent se chercher (« comment dire ? »), ou d’approximations à la mode (cf. la tournure classique « ce qui interpelle quelque part au niveau du vécu »). L’hésitation dans la formulation est un signe incontestable d’authenticité du vécu. Chacun est avide du vécu de l’autre, et il faut que les « vécus » qui s’échangent fassent vraiment « vécu » pour être reçus, consommés, intégrés. Attention aux paroles qui semblent intellectuelles, lucides ou littéraires : ce qu’autrui veut de moi, ce ne sont pas des idées, mais du supposé ressenti en lequel il reconnaîtra aisément une absence de structure confortant la sienne. Rubriques, interviews, témoignages nécessaires aux débats, tout doit obéir à la mode d’un vécu informel, et se faire simples tranches de vécu. Le vécu devient vite une sorte de prêt-à-consommer du vivant humain. Aussi les emballages verbaux dans lesquels on le présente se ressemblent-ils étrangement, depuis les aveux des stars (dont on traque le vécu et les drames si proches des nôtres) jusqu’aux courriers des lecteurs (aux réactions émues), en passant par les collections autobiographiques (dûment réécrites) où se font écho les vies obscures et les vies célèbres, constituant les stéréotypes de l’époque, à la fois privés et publics, que tous sont censés vivre communément. Peu à peu s’établissent des expressions individualisées du vécu collectif, c’est-à-dire de ce que les gens ont cru devoir vivre à travers les lieux communs qui constituent ce qu’on leur a dit être leur époque. Le « vécu », mot qui semblait exprimer la quintessence de la subjectivité spontanée finit par couvrir, en chacun, la banale manifestation de la sensibilité collective et de l’imaginaire au goût du jour. Le discours du vécu illustre ainsi l’anonymisation de la parole personnelle.
Question : où donc le sujet moderne place-t-il l’esprit, la conscience de ce qu’il est, la pensée de ce qu’il vit face à autrui, qui semblaient naguère traduire plus véridiquement nos façons d’être et de réagir au monde ? Il ne l’a pas tout à fait abandonnée ; il l’a seulement réduite à une fonction supra-biologique : ce que nous nommions l’esprit est devenu le mental. J’ai, tu as, il a un mental. Celui-ci plane au dessus du vécu, il en est l’élément protecteur, voire la boussole. On le fortifie quotidiennement, à l’aide d’exercices ou de médications à la mode, sans négliger votre horoscope (Page Astroforme d’une revue : La vérité, c’est bon pour la santé). Le mental devient le bouclier du vécu, car le vécu, quelquefois, peut faire craquer le sujet. Qu’importe, rien n’est perdu : l’identité qui flanche au niveau du « mental » s’enrichit aussitôt de cette défaillance au niveau du vécu. Le mental, c’est l’intelligence robot, l’esprit réduit à un pouvoir de régulation des émois et à une cérébralité purement technique. Mental, métal, moral d’acier. Bien entendu, ce mental qui protège l’individu contre le grouillement informel du vécu est tout aussi impersonnel, — qu’on en trouve le modèle dans le bras du sportif dont la raquette ne tremble pas ou dans la conduite féroce de l’homme d’affaires qui « se bat » pour exporter (en Chine ?). C’est ainsi que l’alliage du vécu et du mental, caricature de la dualité corps-esprit, constitue aux yeux de l’individu qui persiste à se croire original, une identité doublement impersonnelle, toute prête à propager les poncifs du discours ambiant qui l’habitent, en croyant y vivre une authentique subjectivité.
Le Songeur (14-02-2019)
* Fragment du discours anonyme…
(Jeudi du Songeur suivant (192) : « CORN’NEXION » )
(Jeudi du Songeur précédent (190) : « PETIT RECUEIL DE SONS » )