AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (19)

LA PRÉDATION RACONTÉE AUX ENFANTS

Je songe à l’universelle prédation qui rythme la marche du monde. J’ai beau m’en étonner, méditer, chercher, déplorer, je n’en trouve pas la raison, je n’en reviens pas, et me résigne tristement à penser : « C’est comme ça parce que c’est comme ça. » Toutefois, si je devais l’expliquer aux enfants qui questionnent sans fin, à commencer par celui qui gît en moi, voici ce que je m’efforcerais de dire :


Le Huitième jour de la Création, qu’Il pensait bien achevée, Dieu fut réveillé de sa sieste par des clameurs importunes. Que se passait-il ? Rien de bien grave : les espèces qu’il venait si joliment de créer avaient faim ! Lui qui vivait d’amour et d’eau fraîche, au sein de l’éternité, Il avait tout bonnement sous-estimé l’importance des appétits animaux. À l’évidence, les espaces verts et les plantes qu’Il avait fait pousser ne suffisaient pas à alimenter les multiples races qu’Il avait conviées à se multiplier. Fâcheuse bévue, pour un Dieu Tout Puissant ! Quoi qu’il en fût, Il n’allait tout de même pas devoir refaire le monde !

C’est alors qu’Il eut un coup de génie : pour nourrir quotidiennement toute la Terre, il suffisait d’inscrire la moitié des convives au Menu de l’autre moitié, du haut jusqu’en bas de l’échelle animale. Sitôt pensé, sitôt fait. Sans rien changer à l’admirable diversité des Races, Il insuffla à la première moitié d’entre elles ce qu’Il appela « l’esprit de Renard » et à l’autre, ce qu’Il nomma « l’âme de poule », puis, convoquant l’ensemble des êtres vivants, Il leur tint à peu près ce langage :

Animaux du monde, convives bien-aimés, vous pouvez désormais

Parcourir en tout sens l’immense Poulailler Terrestre,

Vous, Âmes de Poules, en quête de graines,

Vous, Esprits de Renards, en quête de poules !

Et considérant l’animation qui en résulta aussitôt, Dieu vit que cela était bon.


Ravi de nourrir ainsi les espèces les unes par les autres (il fallait y penser !), le Créateur prit une semaine de vacances, qui dura quatre milliards d’années, les êtres éternels ne voyant guère le temps passer. De retour, il se réjouit de constater la quasi parfaite régulation résultant de la prédation terrestre, non sans ressentir une infinie compassion pour les renards sans poules, et les poules sans graines. Certaines plaintes venant de l’espèce humaine, qui l’accusaient de n’être pas un Dieu d’Amour, l’affectèrent même. Plutôt que de reconnaître son erreur initiale (les dieux sont ainsi), il se lança alors dans une vaste entreprise de communication, envoyant sur Terre quelques Sages bien inspirés, qui allaient disant que manger et se laisser manger pouvaient être des actes d’amour, et s’offrant même comme victimes à la prédation d’autrui, pour authentifier leur message.

On ne sait pas trop si ce discours fut toujours bien reçu. Peut-être faudrait-il simplement dire aux enfants des hommes que la bouche, faite pour dévorer, peut aussi embrasser.

L’avenir est sans nul doute au baiser végétarien.

Le Songeur  (29-05-14)



(Jeudi du Songeur suivant (20) : « IL N’Y A PLUS DE COUPABLES »)

(Jeudi du Songeur précédent (18) : « LA JOIE DE SE SENTIR PETIT »)