Je fus saisi, au détour d’un chemin, par une mélodie ancienne qui me poignait le cœur. Une sorte d’antienne simple, vive et nostalgique, dont la modulation ravivait une souffrance de jadis que je croyais oubliée. Je me suis arrêté, pour l’écouter en moi. Cet air qui revenait, lancinante douleur, berçait et consolait la peine dont il était la pulsation.
D’où provenait cet aria étrange, jailli de quelques doigts sur un clavier ancien ?
Il y avait ce départ frémissant du chant, cette note qui culminait – interrogative – sur un fond de berceuse, puis la retombée et reprise de l’accent mélodique, avec un nouvel épanchement qui devenait de plus en plus vif, tandis que se creusaient ses harmonies… Et soudain la Musique tonna, livra son âme, se fit sanglot, jusqu’à ce que l’abîme s’ouvre sous les doigts épouvantés !
Ce fut alors l’irruption de cadences frémissantes, précipitées, douloureuses, un tressaillement insondable de l’être, l’ébranlement d’une détresse intérieure dont l’ampleur était universelle ! La douce peine du soir s’était muée en explosion tragique, surgie de la Nuit des Temps, et je croyais percevoir, aux confins du cosmos, des éclats d’océans gelés projetés parmi des astres en feu, semant partout des monstres terrifiants et terrifiés, errant sans fin en quête de lueurs de vie, dans d’obscurs labyrinthes de matières fracassées où suintait l’Angoisse.
Comment ces mesures dissonantes et pourtant harmonieuses, en se précipitant, pouvaient-elles plonger l’auditeur dans ces ténèbres et ces éclairs, parmi ces solitudes intemporelles où des géants hagards, nos ancêtres peut-être, cherchaient déjà, désespérés, la clef d’un l’Espace-temps où se dérobe l’Être suprême ?
Y a-t-il, au fond de l’âme blessée, que tant d’accords stridents expriment, la mémoire obscure, l’écho – infime et persistant – d’une souffrance cosmique issue de l’enfantement des mondes ? En aurions-nous à jamais le souvenir – ce qui se trouve littéralement au-dessous de ce qui vient ? La musique du monde, hantée de cataclysmes célestes, entretient-elle en nous la conscience déchirée d’un cœur du Cosmos, depuis l’heure fatale où tout s’est ébranlé ? Après tant d’années-lumière propageant ces échos fondateurs, nous sera-t-il un jour révélé ce que nous sommes ?
Mais déjà le tumulte de la tempête intérieure faisait place à des plaintes plus douces, qui soupiraient. La mélodie, redevenant pure nostalgie, à nouveau s’auto-consolait en s’exhalant. Les sanglots du désespoir se sublimaient en simple larme de tristesse. Ne restait plus de ma rêverie tragique qu’une inquiétude tenace : savoir enfin, oh comme j’aurais voulu savoir ! Quel compositeur de siècles passés avait pu porter en lui des accents aussi poignants, aussi actuels, de la détresse humaine ? Que j’eusse aimé traverser les temps pour l’écouter, en me cachant ! Ne pourra-t-on jamais entendre Bach se proférer à l’orgue, ou Beethoven diriger sa Neuvième ?
*
Plus j’y songe, à tête reposée, plus il me semble qu’il devrait être possible, au moins quelques petites secondes, d’abolir la marche du temps, ou du moins d’en neutraliser les effets. Et, sans revenir en arrière, ce qui est impossible, trouver un moyen de coïncider instantanément avec tel ou tel laps d’un temps que nous considérons habituellement comme « passé » — prisonniers que nous sommes d’un réalisme arbitraire dont l’illusion finira peut-être un jour par éclater.
Et plus j’y pense, plus je crois qu’il suffirait d’un drone… Pourquoi un drone ? Parce que cette aventure, que j’aimerais tenter, ne saurait réussir que si elle est furtive.
Réfléchissons. Si, jusqu’en ce 18 octobre 2018, la plupart des expériences entreprises pour voyager dans le Temps ont échoué, ce n’est pas malgré les formidables réalisations technologiques qui furent mises en œuvre à cet effet, c’est à cause d’elles.
Réfléchissons : on ne s’insère pas dans les remous du Temps sans modifier ces remous eux-mêmes. Vous vous apprêtez à viser un endroit précis de l’histoire ? Mais voyons : ce lieu, sensible à la moindre des ondes, recule ou s’écarte, s’élève ou s’enfonce, et vous échappera toujours puisque le seul fait de voyager dans le Temps, ce mouvement, déplace l’instant passé que votre tentative croit se fixer comme objectif.
Comment faire, alors ?
Vous en doutez ?
C’est pourtant simple : la seule voie possible, cela tombe sous le sens, est de faire coïncider les deux présents, celui d’aujourd’hui avec celui d’autrefois. Ce qui suppose mesure, finesse et habileté.
Quoi, vous doutez encore ?
Risquons un exemple dont la nature pourra vous paraître triviale, mais révélatrice.
Vous prenez votre bain. Entre deux eaux flotte une poussière, un fil de textile ou un nœud de cheveux emmêlés de savon. Croyant saisir cet objet non identifié, votre main se jette sur la chose, laquelle s’échappe entre vos doigts… Le geste de saisie, en remuant l’eau, a déplacé l’objet hors de votre saisie. Il vous faut alors réapprendre la lenteur, accoster la proie en douceur, tel un vaisseau spatial tentant d’arrimer un satellite en perdition. Vous glissez votre main au fil de l’eau tranquille, vous frôlez l’objet, le caressez presque, vous l’amadouez pour qu’il s’attache à vos doigts qui l’appellent. Et la fusion s’opère, miraculeusement, dans un Espace-temps pacifié !
Cette captation douce et furtive, spatialement, n’est-elle pas l’image et la preuve de ce qui doit être possible temporellement ? À savoir : jouxter deux « présents » en liant l’un à l’autre, faire fusionner ces deux « laps de temps », sans déranger le fluide intemporel dans lequel ils flottent l’un et l’autre.
Seul un drone, parce qu’il permet ce transport furtif, peut nous faire faire l’expérience de cette ubiquité spatio-temporelle qui permet de vivre aujourd’hui, en direct (on dit en franglais « streaming »), le concert poignant d’une époque révolue…
*
Comme il fallait s’y attendre, vous en doutez encore ?
Eh bien, cette expérience, je viens de la tenter !
Voici comment :
J’ai appelé de mes vœux un drone conçu pour me transporter en esprit (il n’était pas question d’opérer ce transport en chair et en os).
C’était précisément un soir de mai, vers minuit. Je pensais fortement au morceau de piano évoqué ci-dessus, que j’imaginais joué il y a moins de deux siècles (« Peut-être il y a 183 ans » me dis-je en moi-même).
Et de fait, je me sentis transporté dans un salon parisien, où j’étais caché derrière un rideau, sans l’avoir choisi, sans doute pour ne pas gêner l’espace local d’une présence étrangère. Je prisais l’atmosphère feutrée et le parfum des dames. Bougies, lampes, piano à queue, ambiance raffinée de style Louis-Philippe, personnalités brillantes qui évoluent avec grâce : assurément, je devais être dans les années 1835. Je crus soudain reconnaître la chevelure juvénile de Franz Liszt. Aussitôt, je promène les yeux pour voir si, par hasard… oui, Chopin est là, lui aussi, en personne ! C’est lui qui s’apprête à jouer. J’entends annoncer des « Études » (mon Dieu, comme la prononciation des mots a changé !). Liszt s’approche de Chopin, murmure à son oreille. On éteint les lampes ! Je… je devine tout de même l’ombre du pianiste, en léger contraste avec la clarté lunaire qui tombe sur le clavier. Et c’est alors qu’Il joue ! Une musique d’abord pleine et brillante, puis un vol d’une légèreté absolue. S’amorce la troisième pièce, qui me saisit aussitôt : c’est celle dont la détresse me poigne ! Quelle infinie tristesse ! Je n’en reviens pas : je suis là, j’écoute Chopin ! Mon émotion, mon émotion ! Et tous ces applaudissements qui se déchaînent ! Le pianiste est obligé de s’interrompre pour saluer. Je tombe des nues : ce n’est pas Chopin !
Il s’est levé, a frotté une allumette et rallumé les bougies sur le piano. C’était Liszt !!!
Liszt jouant Chopin ? À s’y méprendre !
Je ne sais plus où je suis, je ne sais plus qui est qui.
Mais j’ai bien reconnu la tendre mélodie qui devient fracassante !
La Troisième étude de Chopin ? Il me faudra vérifier.
Je n’en reviens pas. Et pourtant, je l’entends encore !
Depuis, je demeure surpris. Entièrement surpris. Impossible de quitter cet état.
Ce qui est sûr, c’est que j’ai réellement traversé le Temps.
Et aussi, que j’en suis parfaitement revenu, puisque j’ai pu vous retranscrire sans faille, ici même, ce que je pense avoir vécu il y a quelques temps…
Le Songeur (18-10-2018)
(Jeudi du Songeur suivant (180) : « VENDRE SISYPHE ? » )
(Jeudi du Songeur précédent (178) : « DE LA MOUSTACHE » )