AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (172)

EXERCICE DE STYLE

Un grand auteur ayant écrit ces mots : « Il fait jour », il est demandé au lecteur de procéder à leur explication.

Le moindre des commentaires commencera par une vérification basique : cette formule est-elle bien de lui ? Et si tel est le cas, il importera alors de s’interroger sur ce qu’il a pu vouloir dire.

Il n’est pas invraisemblable qu’en se levant et écartant les rideaux de sa fenêtre, l’écrivain ait simplement énoncé un constat journalier, une évidence rassurante : il faisait jour, en effet, et il lui a paru naturel de coucher sur le papier cette remarque sensée.

Mais cette interprétation n’en est pas moins bassement réaliste.

Il doit y avoir autre chose. Car on ne saurait s’en tenir à la paraphrase. Une foule de questions se posent tout de suite, dont la première est celle-ci : s’il faisait effectivement jour, pourquoi a-t-il voulu l’écrire ? Une telle démarche ne va pas de soi.

Par fonction ? Parce que c’est son métier de dire ce qui est ?

Par optimisme invétéré, pour positiver, en affirmant que rien n’empêche l’aurore de recommencer la vie ?

Ou par extrême lassitude, car il rêvassait si bien au creux de la nuit, au fond de son lit, qu’il se retrouve péniblement, une fois encore, avec devant soi un long jour à tirer ?

Seul le contexte peut, semble-t-il, nous éclairer :

Le scripteur se lève peut-être le lendemain d’une grande guerre à laquelle vient de mettre fin l’armistice. Son constat prend alors valeur de symbole, et il veut témoigner !

Ou encore, contrairement à ceux qui ne veulent pas sortir de leurs humeurs noires, il affirme que pour lui, le jour se lève, ce qui n’est pas sans comporter un certain mépris à l’égard des autres, ceux pour qui c’est toujours la nuit, les drogués, les alcooliques, les mélancoliques hypocondriaques, et j’en passe.

À moins simplement qu’il oublie, au moment précis où c’est le jour pour lui, que pour toute une moitié de l’Humanité qui se trouve aux antipodes, c’est la nuit, la nuit qui vous plonge dans le long sommeil de l’indifférence. Et s’il ne songe guère, ce disant, au cas particulier des esquimaux soumis aux fatalités du monde arctique, notre auteur n’en manifeste pas moins une sensibilité extrême à l’environnement où le destin l’a fait naître.

De quoi admirer la vocation qui l’entraîne à proférer sa vérité, cela va de soi.

Cependant, ces considérations sur le contexte ne doivent pas nous conduire à faire l’impasse sur le texte lui-même, et très précisément, sur la textualité de ce texte.

Car enfin, énoncer la proposition « il fait jour », c’est choisir de ne pas dire : « il ne fait plus nuit ». Affirmer une chose, c’est toujours dire qu’on ne dit pas le contraire. En pure logique mathématique, c’est poser l’équivalence : il fait jour = il fait non nuit. Certes. Mais voilà : en matière de littérature, cette équivalence brute n’est pas sans nuances ou arrière-pensées. Il fait jour (constat) n’est pas tout à fait identique à il ne fait plus nuit (surprise ou regret ou soulagement : tiens, il ne fait plus nuit !). On se méfiera donc d’interpréter trop vite.

Vous n’êtes pas convaincu, semble-t-il ? Eh bien, reprenons les choses posément, pour éviter toute migraine :

Au sens littéral : dire, c’est taire l’inverse du contraire (faire jour = nier faire nuit). Mais au niveau des connotations, l’effet n’est pas exactement le même. Dès qu’on affirme une chose, on suggère son contraire en la niant implicitement… Exemple : « Un Blanc entra dans le métro » Que de non-dit dans ce dit ! Je vous laisse imaginer tous les dessous (et les dessus) d’une pareille assertion.

Car c’est la loi de tout énoncé. Dès qu’on choisit de dire, on dit qu’on ne dit pas le contraire. On choisit de rompre le silence qui taisait la chose. Prenons l’exemple du militant communiste qui, en 1980, se met à dénoncer vigoureusement les crimes de Staline qu’il disait ignorer en 1955. En les niant alors, il en révélait déjà la possibilité. Do you understand ?

Quoi qu’il dise ou ne dise pas, le locuteur n’est jamais innocent. Qu’il parle ou se taise, son « non dit » est potentiellement immense. Et bien plus encore s’il fait profession d’être journaliste, témoin ou écrivain.

La parole est tragique, le silence encore plus, et il y a là de quoi condamner tous les innocents. Exemples :

Untel dénonce le racisme ? Tiens donc. Mais ne serait-ce pas une séance de rattrapage ? Il se blanchit après coup (si j’ose dire), c’est clair.

Et s’il ne dénonce pas le racisme ? C’est bien la preuve que…

Examinez-vous vous-même !

Qui dénonce l’opinion fautive est toujours suspect de l’avoir partagée. Mais s’il garde le silence, c’est sans doute qu’il n’en pense pas moins... Nous sommes tous et toujours racistes, explicitement ou non. Et quand on sait les dégâts du racisme explicite, il n’est pas difficile d’imaginer les désastres du racisme implicite ! Sus aux CRS Arabes, comme disait Coluche…

Mon conseil : avant d’affirmer qu’il fait jour, songez bien à peser les mots que vous employez. Ajoutez des « on dirait que », « presque », « il n’est pas impossible que »… Nuancez. Il y a toujours des traces de la nuit dans le jour, et des traces de jours dans vos nuits.

Préférez le silence. Discret si possible. Sauf exception bien sûr : pour taire toute ambiguïté, il n’est pas interdit, de temps en temps, de donner dans le « silence assourdissant ». Ça sent le témoignage.

Si vous devez parler, soupirez de telle sorte qu’on puisse interpréter votre propos comme d’autant plus politiquement correct que parfaitement ambigu. L’idéal est de parvenir à faire sentir qu’en affirmant ceci ou cela, vous êtes loin de carrément nier le contraire.

Maîtrisez votre communication.

Pour ma part, résolu à ne plus trop en dire (– car je sais mes paroles épiées chaque jeudi), je m’appliquerai volontiers le conseil de Corneille à tout bavard impénitent :

Que vous auriez d’esprit si vous saviez vous taire*

Le Songeur  (24-05-2018)


* L’Illusion comique, vers 802.


(Jeudi du Songeur suivant (173) : « RIMES À RIEN NON SANS RAISON » )

(Jeudi du Songeur précédent (171) : « AIME ET FAIS CE QUE TU VEUX » : SLOGAN SOIXANTE-HUITARD ? )