AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (105)

L’EMPRISE

Je songe qu’au fond, il y a trois façons d’exercer sa domination sur autrui : l’Autorité, le Pouvoir et l’Emprise. Ce qu’on appelle l’influence participe des trois. À chacune se mêle une sorte de jouissance, parfois même recherchée : le plaisir d’agir sur, de se prouver sa force, de sentir la réalité de son existence à travers ses effets (nocifs ou non), bref, ce que les Anciens nommaient si bien la libido dominandi.

Ce n’est pas l’intensité de la domination qui me semble fonder cette distinction, mais les modalités passablement différentes selon lesquelles elle s’exerce.

Je voudrais simplement les décrire. Au lecteur d’en déduire, s’il le juge utile, quel mode de résistance personnelle il entend opposer spécifiquement à chacune.

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L’Autorité, claire et nette, péremptoire parce qu’incontestable, se donne spontanément comme légitime, ne serait-ce qu’en raison de son étymologie : elle se fonde moins sur la « nature » ou le désir de celui qui l’exerce que sur le principe transcendant qui justement « l’autorise » (la « loi » civile ou morale, la loi du Père, le commandement (supposé) de Dieu, l’impératif catégorique, le « principe de réalité »). À tort ou à raison, certes, mais en parfaite franchise et netteté. Il y a une majesté dans l’exercice de l’autorité clairement respectée, la voix qui assigne, le doigt qui désigne, le regard qui fronce. Quand le Père, élevant la voix, dit à l’enfant « Ne touche pas au feu, tu vas te brûler ! », et que l’enfant, en y touchant malgré tout, se brûle… bien fait pour l’enfant, il n’avait qu’à obéir ! Quand l’Adjudant parvient avec sa troupe au bord de la falaise, qu’il ordonne splendidement de ne pas reculer (« Ce n’est pas parce que l’on est au bord du gouffre qu’il faut refuser d’avancer ! »), que la troupe s’avance avec panache, et que tout le monde périt : bien fait pour la troupe, elle n’avait qu’à ne pas obéir ! Avec l’Autorité, on ne se pose pas de question : c’est clair. La domination s’exerce au nom de la loi parce qu’elle est la loi, celle-ci fût-elle arbitraire. On accepte ou l’on refuse, on admire ou on ironise : ça marche ou ça casse, et tant pis pour les laissés pour compte…

Le Pouvoir s’impose comme Force, capacité d’agir sur, quelles que soient les raisons dont il se réclamera (dont l’une est justement « la raison du plus fort »). Il va de soi qu’aucun être ne survivrait sans la capacité d’agir sur ce qui l’entoure. Mais voilà : comment se fait-il que la plupart des animaux, et notamment l’animal humain, non seulement recherchent le pouvoir sur leurs congénères, mais semblent en avoir besoin pour réguler leur existence collective. Pourquoi se constituent partout et sans fin ces hiérarchies où l’homme commande à l’homme. Est-ce une réalité naturelle irréfragable, ou une simple dérive, quoique fréquente, de notre besoin d’agir ? Le sujet humain ne trouve-t-il son plein équilibre que dans la jouissance de dominer autrui, ce qui ferait du sadisme une activité aussi bénéfique que regrettable ? Ou bien l’injuste distribution des pouvoirs est-elle un mal objectivement nécessaire à la survie de la communauté ?

Bien des penseurs consacrent cette dernière thèse. Pour eux, un ordre injuste – où certains plus que d’autres assouvissent leurs pulsions de pouvoir – s’avère plus vivable que l’enfer d’une jungle où chacun peut violenter chacun. « Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, dit Pascal, on a fait que ce qui est fort fût juste. » Aux violences de la guerre civile, il faut préférer la paix d’une oppression manifeste, visible et acceptée. Aux uns, les maîtres, le bon plaisir d’assujettir leurs sujets en profitant d’avantages substantiels, matériels et moraux (la richesse et la gloire). Aux autres, les dominés s’acceptant comme tels, les délices de la soumission qui dispensent de la charge d’exister par soi-même (en s’endormant, par exemple, au doux chant des sirènes publicitaires). D’où, idéalement, une hiérarchisation sociale aux échelons illimités, qui procure à chaque sujet quelqu’un à mépriser sous lui, jusqu’au dernier minus habens qui, lui, battra son chien. Lorsque l’ordre des choses est tel, qu’on ose ou non le déclarer démocratique, tout le monde se calme. Chacun a droit à sa petite prime de pouvoir, laquelle lui permet d’exercer, dans le cadre socioprofessionnel, une forme de violence à la fois permise et reconnue. Nos interrelations de pouvoir sont alors parfaitement huilées. La loi octroie même des parts de contrepouvoir aux mécontents, qui ont le loisir de manifester dans la rue. Tout est pour le mieux dans le monde du moindre mal.

Mais, si le bien-fondé de l’Autorité (souvent arbitraire) et la nécessité d’une distribution (inégale) des pouvoirs semblent éclairer, sinon justifier, l’universelle domination de l’homme par l’homme, la question qui demeure est tout de même de savoir si, oui ou non, il existe chez le sujet humain un désir autonome de pouvoir pour le pouvoir, qui ne peut s’éprouver qu’en faisant souffrir des êtres vivants.

Pourquoi faire souffrir ? Parce que la souffrance de l’autre prouve instantanément l’efficacité de mon pouvoir sur lui. « Je suis méchante, ça veut dire que j’ai besoin de la souffrance des autres pour exister » déclare Inès dans Huis clos (Sartre). À quoi fait écho l’éminent Tortionnaire de 1984 : « On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution, on fait une révolution pour établir une dictature. » Le désir d’asservir l’autre, collectivement ou individuellement, est premier. La pulsion sadique est naturelle à l’homme : c’est la leçon d’Orwell. Le « dominé » a beau se montrer discipliné, cela ne suffit pas au pur dominant. Car celui-ci rage de voir que ses subordonnés, tout en se pliant extérieurement à son pouvoir, n’en pensent pas moins. Aussi désire-t-il avoir prise sur leur être profond, jusqu’à modeler leur for intérieur qui lui échappe. Le pouvoir n’est rien sans l’emprise.

Avec l’Emprise en effet, la domination satisfait si pleinement la « libido dominandi » qu’elle ne nécessite plus de mise en scène impressionnante. Le Pouvoir force, il montre ses muscles, il ordonne. L’Emprise, elle, manipule. Plus complexe, plus habile à s’immiscer dans le sujet sous influence, elle est d’autant plus perverse qu’elle joue à l’innocence. « Être sous l’emprise de », c’est toujours « être en proie à ». Le dominateur n’a que faire d’une simple conduite obéissante : il veut la soumission intérieure de son objet (un être, un groupe). Il ne se satisfait plus de contraindre la liberté de la personne qu’il subjugue : il veut son adhésion, son « libre consentement ». Il va par conséquent travailler en l’autre le désir de soumission, qui semble aussi ancré dans la profondeur de la psyché humaine que le besoin de liberté, sinon davantage. Car personne ne naît libre : chacun doit apprendre à le devenir contre son propre vertige de soumission.

Et justement, la pratique de l’Emprise consiste moins à soumettre le sujet émergeant qu’à l’empêcher de sortir de sa soumission native. Tous les moyens sont bons pour suborner l’individu (dans le cadre familial, par exemple) ou la catégorie sociale (clan, groupement, secte, classe) : la sacralisation des principes, la culpabilité sans fin, le chantage affectif, les menaces et récompenses, les craintes et tremblements autant que les liesses délirantes… Schématiquement, on peut dire que le Pouvoir est de nature politique et l’Emprise de nature religieuse : l’un cherche l’obéissance, l’autre la dévotion (cf. Orgon qui s’entiché de Tartuffe). Le premier vise à transformer son sujet en soldat, le second tend à faire d’une victime crédule un fanatique de bonne foi. Les deux pouvant aussi bien s’allier que s’opposer, faisant également fi de la dignité humaine. On voit bien comment, dans les pays dits libres, les gourous d’aujourd’hui, au sein de sectes ou autres tribus idéologiques, réactivent les pratiques de soumission d’autrefois.

Mais il existe aussi beaucoup de « gourous » quotidiens qui s’ignorent comme tels, et sévissent dans les relations interpersonnelles. C’est le cas chaque fois que l’on se met trop hâtivement sous l’emprise de quelqu’un, ou qu’à l’inverse, on se laisse aller à trop influencer ceux qui se confient à la bonté de notre propre personne. Le praticien de l’emprise n’est pas forcément conscient des arcanes de sa propre libido dominandi. Il peut mettre à profit une position d’autorité, de pouvoir institutionnel, voire même une relation de dévouement, pour se satisfaire de la dépendance qu’il entretient chez l’autre, avec l’inconsciente complicité de sa victime. Si je me dévoue à toi c’est peut-être pour que tu ne puisses plus te passer de moi.

Il est des mains secourables qui se muent en griffes de la charité…

Le Songeur  (13-10-2016)



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