AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (1)

« PRÉLUDE À LA GLOIRE »

Je songe, et me souviens…

Un gamin d’une dizaine d’années, poursuivi par un marchand véreux, se réfugie dans une église. Soudain, les premiers accords de la Toccata en ré mineur se font entendre, triomphalement. L’enfant lève son visage vers les hauteurs, fasciné : il a la révélation de la musique ! Le lendemain, grimpant jusqu’à l’orgue, il reproduit ce qu’il a entendu la veille. L’organiste survient. Il est subjugué par l’aptitude du jeune prodige, il décide de le former… Et voici qu’un an après, par delà les péripéties d’un scénario inégal, le petit Roberto dirige, du haut de ses onze ans, les Préludes de Liszt. Moment extraordinaire où l’enfant fait corps avec les ferveurs et les élans des harmonies lisztiennes ! C’est bien plus qu’un prélude, c’est déjà la gloire !

Ce film, tourné en 1949, a bouleversé toute une génération de jeunes spectateurs. Roberto Benzi, né fin 1937, y jouait son propre rôle d’enfant prodige, dans une version très romancée… Mais c’était bien lui, à 11 ans, qui animait cet océan de sons, ses frémissements et ses tempêtes : il était l’âme de cette musique. « Il ne fait pas de la musique, dit alors de lui un musicien célèbre : il est la musique. » Retrouva-t-il par la suite cet état de grâce ? Là est la question. Car s’il a fait une très honorable carrière musicale, celle-ci n’eut pas l’éclat que ses débuts laissaient présager. À l’image du poème symphonique de Liszt, la gloire était déjà dans les préludes. Roberto adulte ne pouvait pas faire mieux. Le « génie » de son enfance l’avait quitté avec l’âge...

Au sens musical, un « prélude » est d’abord une pièce courte qui prépare et annonce une œuvre plus ample, dont il promet l’accomplissement. Mais le mot désigne aussi une œuvre courte constituant un tout par elle-même (cf. les Préludes de Chopin, qui en quelques mesures créent un monde). Le dictionnaire note ces deux acceptions, mais n’explicite pas leur apparente contradiction. Le glissement d’un sens à l’autre s’éclaire pourtant si l’on observe que le prélude idéal, c’est celui qui annonce si parfaitement l’œuvre à venir… que celle-ci n’a plus besoin d’être développée. Le prélude accomplit alors, par lui-même, la gloire qu’il annonçait. La Terre promise est déjà dans la marche vers la Terre promise…

Ce bonheur du prélude, on l’imagine, peut laisser inconsolable celui qui en perd « l’état de grâce ». Je ne sais si Roberto a éprouvé sa gloire passée comme faisant ombrage à son labeur présent. Qu’il s’en console pourtant ! Car la révélation de la musique, qu’il a vécue comme enfant prodige, a été aussitôt communicative. Nombre de musiciens en ont reçu leur vocation. Que vouloir de plus ? Heureux celui dont la gloire a coïncidé avec son prélude ! S’en souvenir l’aidera par la suite à vivre, très humblement, une forme de fécondité plus laborieuse.

Car il n’est pas le seul. Bien des artistes ont vécu ces minutes exceptionnelles qui ne reviendront plus. Leurs premiers ouvrages, inspirés, ont eu parfois plus de succès que des œuvres suivantes, pourtant plus mûres ou plus fortes. Il leur faut alors vivre chaque ouvrage comme un « prélude à la gloire » qui, se suffisant de sa valeur en soi, se passe de la gloire… Chaque moment promet par lui-même la totalité du Temps dont il n’est que la partie : il faut donc savoir espérer. Relisons alors le commentaire (« inspiré de Lamartine ») qui figure en épigraphe de la partition de Liszt : « La vie est-elle autre chose qu’une série de préludes à ce chant inconnu dont la mort entonne la première et la dernière note ? » Ainsi, nos funérailles seraient elles-mêmes des « préludes »… l’expression anticipée de la gloire éternelle qui nous attend dans l’autre vie !

Hum…

Le Songeur  (23-01-14)



(Jeudi du Songeur suivant (2) : « SANS VOIX »)