AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

Songe à ne pas oublier-XXXVIII

TOUTES LES FEMMES SONT MES MÈRES

Cette formule toute simple est la base du féminisme très particulier qui est le mien, que j’ai déjà honteusement avoué il y a quelques temps et que m’a pris l’envie de confirmer aujourd’hui.

Je commencerai par deux considérations :

1/ La mot grec doxa, « opinion », qu’on retrouve dans les mots ortho-doxe (qui qualifie l’opinion conforme) ou para-doxe (qui semble contraire à l’opinion) s’emploie couramment en langage philo pour désigner, sur un sujet donné, ce qu’est la philosophie dominante ou ambiante d’une société. La Doxa, c’est « ce qu’il est bon de penser », c’est l’idéologie dominante d’un groupe social. Par exemple, chez nous, aujourd’hui, on pense tous que la démocratie est le meilleur des régimes politiques et que le racisme est une calamité.

Concernant la « Femme », la Doxa classique posait que sa nature, sa vocation ou son destin était de faire des enfants. C’est précisément cette idée de la « femme-mère par nature » que remit en cause Simone de Beauvoir en déclarant « On ne nait pas femme, on le devient » : cette essence supposée n’était que le fruit du formatage imposé aux petites filles par l’éducation millénaire. À l’inverse, il est bon de penser aujourd’hui qu’une femme n’a nullement à souscrire à cette obligation d’enfanter : elle choisit elle-même son destin, et accouche ou avorte selon son envie. À la tradition archaïque qui enjoignait : « Tu enfanteras dans la douleur » répond la liberté moderne qui s’énonce : « Tu avorteras dans le confort ».

2/ Naturellement, lorsque des esprits passéistes récusent sciemment ou non les préceptes de l’actuelle doxa, on se scandalise, et les voici étiquetés par l’Opinion dite « publique » (par les « réseaux sociaux ») comme réactionnaires (s’ils pensent ce qu’ils disent, et ont alors « franchi la ligne rouge ») ou simplement blâmables pour avoir « dérapé » (s’ils s’excusent en jurant qu’ils ne pensaient pas vraiment ce qu’ils ont dit). C’est ce dernier cas qui vient d’arriver récemment au candidat Yannick Jadot, lorsqu’il a reproché à Éric Zemmour de jouer « le juif de service de l’antisémitisme » ! Ce qui était bien le comble de l’antisémitisme : accuser un juif d’attiser sciemment le racisme antijuif. Mais Yannick expliqua qu’il voulait dire le contraire : il avait simplement déraillé…

Cette mise au point clairement établie, j’avoue que j’ai grande envie de « dérailler » à mon tour en provoquant la « doxa » qui est peut-être la vôtre au sujet du féminisme. Voici donc, noir sur blanc, l’axiome qui résume ce que je pense et que je proclame sans vergogne aujourd’hui concernant mon féminisme à moi :

La Mère est l’avenir de la Femme

Je sais : c’est réac, c’est archaïque, c’est nazi, mais tant pis : c’est comme ça, je franchis la ligne rouge. Et me fous plus ou moins des réactions que je mérite.

Il faut dire qu’en cette période trouble où l’on ne sait plus comment différencier les sexes et se trouver des identités non coupables, j’avoue donc, après avoir longuement hésité, mais en osant quand même persister à le dire, que la maternité, concrète ou symbolique, demeure à mes yeux la très saine et très noble vocation de toute personne née, dit-on, de sexe féminin.

Et tant pis pour Aragon, qui a pourtant très bien dit : « « La femme est l’avenir de l’Homme ». Je ne le trahis pas, je le complète. Car si la femme est l’avenir de l’Homme, c’est bien – depuis toujours – parce que, en tant que Mère, c’est elle qui se chargeait jusqu’alors de l’enfanter !

Ce disant, je fais quand même un petit progrès, notons-le, car je renonce positivement à la funeste misogynie d’adolescent que je cultivais jadis pour me défendre tant bien que mal du charme irrésistible du sexe féminin.

Ainsi donc, vénérant désormais la cause de la Femme, j’ose penser et répéter que telle est sa vocation spécifique de toujours : se faire Mère physique ou symbolique de l’Homme. Et qui plus est, j’entends le prouver par ce que j’ai vécu, et c’est pourquoi j’ai titré mon dérapage d’aujourd’hui :

Toutes les femmes sont mes mères (en deux mots, bien sûr).

Ce n’est plus un préjugé pour moi, c’est un constat troublant, et j’en veux pour preuve deux épisodes qui ont marqué, je le jure, l’éclosion même de ma vie intellectuelle :

Premier exemple : jeune professeur à Sèvres, dans le cadre du C.I.E.P., j’ai été repéré par l’animatrice d’un groupe de réflexion (sur la critique moderne), madame C. S., qui m’a poussé à rédiger une étude sur Le Grand Meaulnes, laquelle m’a révélé ainsi à moi-même ma capacité d’essayiste1. Sans son intuition, son conseil, sa stimulation, je l’eus ignorée : ainsi, elle a quasi enfanté en moi cette aptitude à l’essai qui me deviendra consubstantielle.

Second exemple : repérant un de mes textes dans la revue Esprit, la journaliste Anne Rey, qui supervisait les pages « Télé » du journal Le Monde, m’a invité en 1976 à y écrire et publier des analyses de spots publicitaires. Ayant détecté ma fécondité potentielle, par je ne sais par quelle intuition de mère symbolique (je suppose), elle a ainsi fait de moi un chroniqueur imprévu et talentueux (d’où sortira plus tard mon Bonheur conforme). À sa manière, Anne Rey m’a bien en effet « mis au Monde » ce qui n’est pas un simple jeu de mots. Elle avait fait naître en moi cette fonction à laquelle je n’avais jamais songé (à 17 ans, je me rêvais écrivain de livres, pas rédacteur d’articles de presse).

Ce sont-là des exemples bien particuliers, mais il est clair que certaines femme ont ce charisme de mères morales, d’accoucheuses par procuration si l’on peut dire, de ce qu’elles détectent et font éclore chez d’autres (sujets masculins notamment), souvent une dimension virtuelle ignorée, ce qui équivaut à déceler puis « enfanter » cette capacité en germe chez autrui. C’est le cas, bien sûr, dans le monde des Lettres, où l’on identifie des « Muses » ou Inspiratrices (une femme idéalisée parfois, mais aussi l’animatrice d’un salon par exemple comme le fut Mme de Sablières pour La Fontaine). Plus généralement, c’est encore le cas à propos des « Égéries » qui font agir des hommes, comme l’indique cette citation du Petit Robert au sujet de Mme de Staël : « Son ambition visait à être l’Égérie des hommes d’États ». Dans ce rôle, la femme remplit une fonction maternelle psycho-symbolique d’éclosion, équivalant, pour celui qui en est l’objet, à une seconde naissance (plus ou moins conséquente) de son propre être2. Certaines opératrices me semblent même à l’affût de jeunes êtres disponibles, en attente de quelque ré-enfantement possible… dont elles pressentiraient et pourraient activer une dimension ou des talents dont ils sont porteurs à leur insu.

C’est qu’on aurait tort d’oublier que la maternité ne s’arrête jamais à l’accouchement proprement dit. Elle s’effectue presque davantage par la suite, quand il y a à faire évoluer le bébé de l’enfance à l’adolescence puis à la maturité adulte, ce qui est tout un processus d’enfantement. La réalité, c’est que chacun ne cesse de « naître » toute sa vie !  Et qu’à tout âge, par conséquent, un sujet humain peut devoir son accomplissement partiel à la fonction maternelle d’une rencontre favorisante — une femme elle-même en quête d’un rôle d’accoucheuse psychologique. Observez bien : n’y-a-t-il pas toujours autour de nous, de ces femmes instinctivement portées à faciliter ce travail d’éclosion d’autrui, à opérer une maternité symbolique seconde3 ?

Quelle femme n'a jamais pris

Sous son aile

Un oiseau mal fini

Pour en peaufiner la dentelle.

Je crois donc que très généralement, dès qu’une femme influe ou tente d’influer sur le destin d’un homme, il n’est pas difficile de déceler dans cette influence comme la naissance en lui d’une nouvelle dimension de son être. C’est par sa fonction maternelle intuitive qu’elle a pressenti tel ou tel potentiel à faire éclore, et qu’elle finit par l’ « enfanter » en lui.

Concernant l’ensemble de ma personne, parmi bien sûr d’autres influences, je crois donc pouvoir affirmer que toutes les femmes que j’ai côtoyées ont contribué largement à l’engendrer (y compris mes propres filles : elles m’ont fait naître à la paternité !).

Ce serait ainsi la fonction « mère », dans sa relation à un homme, qui pour l’essentiel fait de lui l’homme qu’il devient, en faisant croître à tous les niveaux l’adulte qu’il est en germe. Elles le savent bien et la plupart l’éprouvent3. Tous les maris ne se laissent-ils pas plus ou moins materner, de même d’ailleurs qu’un père digne de ce nom doit toujours plus ou moins « paterner » son épouse…

J’ajoute que la femme peut ainsi se révéler également bien mauvaise mère, lors qu’au lieu de faire émerger l’homme de l’enfant, elle enclot ce dernier dans un cocon narcissique, ou lorsqu’elle s’illusionne sur le modèle de ce qu’elle veut faire de lui, ce qui peut tout gâcher.

Quoi qu’il en soit, n’en déplaise à Simone de Beauvoir, l’accomplissement de la femme demeure centralement son devenir de mère, quels que puissent être ses autres choix d’existence. Elle est mutilée dans son être, inaccomplie, tant qu’elle demeure privée de l’exercice de sa maternité, fût-elle réelle ou symbolique. Elle n’existe pas pleinement sans cette expérience concrète ou spirituelle (mais la dimension spirituelle reste quand même bien concrète)4. Elle voudra sans arrêt exercer ce charisme tant qu’il demeurera autour d’elle de quoi enfanter ou ré-enfanter (en tant que grand-mère par exemple).

Bref, la femme s’engendre elle-même en engendrant, et elle en prospecte sans cesse les occasions, toujours à l’affût.

J’ajouterai à ces remarques, pour conclure, qu’elles s’inscrivent en moi dans l’évidence plus générale selon laquelle, dans toutes nos interrelations et interactions humaines nous ne cessons, sans fin de nous engendrer les uns les autres, comme je m’étais plu à le souligner dans l’une de mes chroniques préférées :

« À la recherche du Fils spirituel. »

Le Songeur  


1 La Rêverie maternelle dans le Grand Meaulnes, mémoire publié au Centre International d’études Pédagogiques de Sèvres, en 1973. Sans doute épuisé et introuvable ; je n’en ai plus qu’un exemplaire ronéoté difficile à lire par endroits.

2 On ne peut s’empêcher ici de penser à Brigitte Macron : « mère » d’Emmanuel en tant que l’ayant ré-enfanté pour faire de cet adolescent le politicien en germe qu’elle détectait. Le seul problème est que le néo-fiston a épousé sa parturiente, ce qui n’est pas toujours recommandé.

3 Les femmes de pouvoir elles-mêmes, que l’on dit « femmes de tête », ne sont pas moins, en même temps, dotées de cette intuition secrète qui porte à l’enfantement symbolique : on pourra les voir aussi bien, par la tête, diriger des salons savants, des administrations étatiques ou des groupes industriels que, par le cœur, portées à stimuler de plus jeunes qu’elles pour en pousser la carrière (faire éclore leur potentiel adulte).

4 Le cas des religieuses est bien connu : on sait que leur plus grande frustration est de renoncer à la maternité physiologique, ce qu’elles compensent en se faisant appeler « mères »… spirituellement. Par la prière ou toute autre forme de dévouement (par exemple médical), elles tentent de faire éclore et croître ceux et celles dont elles se sentent humainement responsables au niveau spirituel. Elles se veulent mères-porteuses d’humanité en devenir. Plus qu’une vocation, leur « maternité » est comme un métier (psycho-moral).



(Songe à ne pas oublier suivant (XXXIX) : « À S’Y MÉPRENDRE… » )

(Jeudi du Songeur précédent (327) : « ÊTRE AIMÉ, C’EST ÊTRE PRÉFÉRÉ » ? )